La capitale de Bosnie-Herzégovine, « une citadelle de châteaux de sable que l'on aime, mais que l'on sait qu'elle sera détruite au premier choc », comme le fait dire Stéphane Piletta-Zanin à l'un de ses personnages, celui d'un simple témoin, une victime parmi tant d'autres. Du 5 avril 1992 au 29 février 1996, s'y est tenu le plus long siège de la guerre moderne, qui allait donner lieu à l'un des grands procès criminels du XXe siècle, celui du général serbe Stanislav Galić, finalement condamné à 20 ans de prison pour crimes de guerre. Pour l'amour de Sarajevo, est le récit romancé de ce procès qui se déroula au Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie, basé à La Haye, dans les coulisses, selon le point de vue de l'avocat général de la défense.
Le 27/03/2014 à 12:10 par Julien Helmlinger
Publié le :
27/03/2014 à 12:10
Né en 1957 à Genève, où il réside toujours, maître Stéphane Piletta-Zanin, membre du barreau international, fait partie des avocats admis à pratiquer devant la Cour pénale internationale et le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie basés à La Haye. Il a réalisé plusieurs mandats pour ces institutions, en tant que chef de mission sur le terrain, et participé à plusieurs procès pour crimes de guerre et violations du droit humanitaire. Il était notamment l'avocat du président de la Serbie Slobodan Milosevic.
À travers son roman, Pour l'amour de Sarajevo, l'auteur invite ses lecteurs à s'interroger avec lui sur ce qu'est la justice des hommes. Il pose la question de savoir si celle-ci peut conduire à une réelle compréhension des hommes et de leur histoire, et si ces mêmes hommes sauront s'accomoder d'une justice qu'on leur impose. Une histoire d'amours passionnels, amour de son prochain, d'une terre, qui tissent « la toile d'une guerre de religion, qui tait pourtant son nom ». L'histoire d'un procès fleuve, de son dossier lourd d'un million de documents, de ses nombreuses zones d'ombres et de ses pressions extérieures, celles de la communauté internationale et des médias.
Steven, c'est bien une projection de Stéphane ? Où se situe la frontière entre réalité et fiction dans ce procès de la guerre ?
« Il semblerait. Il s'agit d'un nom anglo-saxon éloigné, mais un témoin fidèle. En tout les cas cela n'est pas confirmé. Il existe du paralittéraire comme du paramilitaire. Dans le livre, on n'est jamais si éloigné de la réalité, presque tout ce qui concerne les témoignages est substantiellement authentique. Un seul témoignage n'est peut-être pas conforme, celui d'un chasseur qui verse la poudre au sein d'un hôpital, mais c'est une scène que l'on peut s'imaginer. Pour ce qui est de refaire le procès, vous y êtes, en quelque sorte c'est une forme de procès de la guerre, mais aussi de l'Europe, des Nations Unies et des médias. 20 ans après, on n'a toujours pas fait d'examen de conscience, je pense que la presse a failli.
Il s'agissait de raconter l'imbécillité de la guerre et de ce qui en découle, pas de blanchir les Serbes ni même de remettre les camps les uns contre les autres. Tout le monde a perdu des enfants. C'est d'ailleurs ce que l'on a voulu exprimer à travers l'illustration de la couverture des livres. Les deux camps qui se font face sont de la même couleur, la victime est une civile. Pourtant lors du procès du général Galic on aura jugé qu'un seul homme, et ce, malgré la responsabilité collective. Sans compter avec le fait que les injustices d'hier font les guerres de demain, cet appel à verser le sang qui semble tenir des rites ancestraux. »
Comment cela se passe un procès comme celui de Galiç, pour la défense, quand on a un million de documents à passer en revue ?
« C'est une grande bataille, avec la fatigue, les attaques, la stratégie, et puis il n'y a pas d'amour absolu entre le procureur et la défense. Quand vous avez la charge d'un tel procès, il y a non seulement la question de la nature humaine qui va engendrer des tensions, mais il y a aussi le problème de l'application des technologies modernes qui donne souvent un engorgement au niveau de la préparation, avec des piles de documents impressionnantes. Dans le cadre du procès de Galiç, il s'y trouvait même des dessins de presse avec des caricatures, pourtant on ne fait pas un procès à partir de caricatures. Alors, on a des clés informatiques, on cherche le principal en mettant à profit l'arbre de Chomsky, par exemple, on trie chacun avec ses propres filtres de travail.
Ensuite on ne mène pas de contre-interrogatoires suicides, on ne peut qu'essayer d'écorcher au moins la crédibilité d'un témoin qui ferait le pain béni du procureur. Il a fallu aussi compter avec ce que l'on nomme les témoins accident, ceux que l'on ne maîtrise pas, les têtes de mules, ainsi qu'avec de nombreux paradoxes dans les propos des témoins. Ces derniers il vaut mieux les prendre parmi les fonctionnaires de l'ONU, par définition les plus neutres, mais pas nécessairement les plus fiables, mais ils sont de toute façon retenus comme les plus crédibles. Finalement, les jugements se seront davantage appuyés sur les expertises que sur les témoignages.
On a procédé avec un million de pages au dossier, en format numérique, comprenant des vidéos, des enregistrements sonores, et puis des cartes ne correspondant pas entre-elles, voire fausses... Or le souci des cartes, notamment en ce qui concerne les études balistiques, aura été au centre de la stratégie de défense, et sans compter que les témoignages s'appuient sur ces cartes. On joue sur les sentiments des juges, à renfort d'anecdotes quant aux traumatismes des témoins, le procès prend la forme d'une sorte de tauromachie, un duel entre le procureur et la défense, en fonction de la tension qui agite l'assistance. »
Cela ressemble à un jeu, est-ce bien sérieux ? Comment avez vous perçu la position des médias et des Nations Unies ?
« Ce type de procès fleuve requiert énormément de technique. Tout est à examiner et quantifier selon les requêtes plutôt que des faits, le système produit son propre concert, on rajoute l'énorme à l'énorme, ce qui empêche finalement de s'intéresser au véritable fond du dossier. Car là, il fallait comprendre pourquoi on en vient à se haïr, comment on en vient à la barbarie, au XXe siècle et en Europe. Sommes-nous en train de nous déshumaniser ? On met en pratique les compétences juridiques et matérielles plutôt que les questions morales, les juristes n'ont peut-être pas cette aspiration ? Le Tribunal est un organe des Nations Unies, il décide de manière informelle de ce qui est bon ou non.
La presse n'a pas fait dans la nuance, avec un chiffre de victimes prétendues probablement gonflé, en oubliant que dans une guerre, un général ne peut pas échapper aux pertes collatérales, notamment avec tous les acteurs qu'implique une chaîne de commandement. J'ai fait en sorte que Galic reconnaisse regretter les victimes du siège de Sarajevo, mais en réalité il a fait diminuer les pertes civiles. Il a produit un réel effort humanitaire. C'est une vérité objective dont on n'a pas tenu compte. Il aurait pu terroriser la population, il ne l'a pas fait. Même avec toute cette pression internationale il a été condamné à 20 ans, ce qui est relativement peu lorsque l'on est accusé de crime de guerre.
Tout ce que l'on pouvait faire était d'insinuer le doute. Il n'y a qu'un tiers des cas présentés par le procureur sur lesquels les juges étaient unanimes, et sans apport de preuves valables à 100 %. Sur 27 présentés au cours du procès il n'en restait que 9 acceptés à la fin par les 3 juges. Ce qui veut bien dire que la culpabilité n'était pas si claire. La démonstration de notre victoire, on l'a faite. On a fait naître le doute, ce qui doit appeler à la présomption d'innocence, sur certains passages Galiç a été accusé mais finalement pas condamné, et aura donc été partiellement acquitté. »
Beaucoup de zones d'ombres dans cette affaire. Lesquelles selon vous auraient mérité davantage d'éclaircissement ?
« Les deux camps ont triché, pendant la guerre. Les Bosniaques ont peut-être été les plus rusés avec les batteries mobiles planquées dans les hôpitaux. Ils envoyaient leurs salves de tirs, ce qui allait inexorablement provoquer la réplique immédiate, mais ils prenaient le soin d'appeler la presse en avance et de retirer leurs batteries. La presse est affamée d'incidents, alors on lance des tirs près des convois diplomatiques et le lendemain ça se calme, je parle des tirs des forces de la présidence notamment, on entretient une image de ville martyre à travers ces provocations.
L'anecdote de l'aéroport constitue l'un des exemples où la presse et l'opinion ont failli à leur devoir, alors qu'elle se devrait d'être un quatrième pouvoir. Elle n'aurait pas dû chanter la chanson du plus fort, mais défendre son indépendance. Dès le début du conflit, les Serbes se servaient de l'aéroport de la ville même qui deviendrait la capitale ennemie. ils ont accepté d'en faire une zone neutre dans le but de permettre à l'ONU un acheminement humanitaire et des négociations de paix, malgré une grande importance stratégique.
Les Serbes l'ont fait à la condition que soit mis en place un "no man's land", mais en réalité l'armée de Bosnie franchissait la zone du Tarmac de nuit, et parfois avec des munitions en repartant dans l'autre sens. La violation était constante, les Serbes ont alors tiré et on le leur reproche. De la poudre à canon a été livrée par convoi humanitaire, dans des bouteilles de gaz. On pourrait se demander si les Occidentaux ne fournissaient pas un camp. Malgré les plaintes, la presse n'a pas eu le courage de le dire, préférant monter l'affaire en épingle.
Si la communauté internationale n'avait pas autant donné dans la diabolisation, il n'y aurait pas eu de Massacre de Srebrenica. Les Serbes à la fin de la guerre étaient pour la paix, mais on n'aura pas voulu consacrer leurs avancées militaires. Cela me fait penser à ce qu'a écrit Julien Gracq dans le Rivage des Syrtes, à propos du délitement des choses et des villes, si on ne veut pas de la guerre la bête folle nous surprend. La spirale de la pauvreté attire les conflits, aujourd'hui ils ne sont plus seulement nationaux ou territoriaux, mais des mouvements partis d'une base morale, comme avec l'islam pur et dur. Quand une structure d'État est atteinte, les autres réagissent. »
Lorsque l'un des témoins dit "L'absurde reste l'absurde", le narrateur juge la citation comme la plus pertinente du procès. Pourquoi ?
« Pour ce qui est de la notion d'absurde, c'est évidemment l'auteur qui parle. Une façon de dire à quel point la situation est absurde. Il y en a une part dans chaque personnage, l'absurdité de la guerre et du procès, certes pas de la justice. Ce qui est absurde c'est que l'Europe n'a pas été foutue de stopper la guerre. Je ne veux pas dire que la justice internationale est inutile ou qu'elle ne sache pas travailler, mais avec la pression, le manque d'objectivité, la force des médias est telle que l'on s'attend à une condamnation. On ne peut pas imaginer que ce tribunal représentant des forces politiques ne veuille pas de condamnation. La pression sociale est générale, et donc, la partie jouée bien que l'on ait éjecté le procureur, démontrait le manque de clarté de l'accusation et toute cette grande confusion.
En Ukraine on fait un peu pareil, on prend ce que l'on estime nous appartenant. Lorsque l'URSS a éclaté, il y a eu des accords, avec des pays satellites, comme en Mer Noire avec les quais à Sébastopol qui sont partagés. Comment voulez-vous que les Russes laissent dériver vers l'Union européenne une partie de territoire sur laquelle ils ont leur flotte ? Faire l'étonné aujourd'hui, c'est absurde. Mais comparés à la Russie, les Serbes n'avaient rien à vendre, ils ne comptaient pas sur la scène internationale. Une même situation et vous vous retrouvez avec deux traitements inégaux. Les pauvres sont toujours pauvres, les grands États se font plaisir ou devoir d'agir, voire se gardent de le faire.
Là où la vie compte peu, ça n'intéresse personne. Un jour ou l'autre il faudra que l'on se pose la question : si on méprise la vie, on va justifier un tel ressentiment, qui pourrait aboutir à du terrorisme peut-être bien plus grave que l'affaire du 11 septembre. Avec toute cette désinvolture, comme en ce qui concerne les prisons spéciales américaines, disséminées ici où là pour mieux torturer, c'est contraire aux droits de l'humanité, un jour il faudra prendre ses responsabilités. »
Pour conclure, avez-vous le sentiment que le procès était joué d'avance ?
« Dans les guerres modernes, il faut désormais être médiatiquement sexy, ne pas oublier de se battre sur le front des médias, où la guerre se trouve mise en scène. Au cours du procès des inepties ont été publiées par un grand magazine américain, Newsweek, et cela n'a jamais été rectifié. La presse semble courir après un Pulitzer, où alors il y avait peut-être une vérité que l'on ne voulait pas voir. En tout les cas le jeu politique avait décidé que le gouvernement de Milosevic devait tomber. Et pendant ce temps Colin Powell lançait son opération contre l'Irak, à la recherche de prétendues armes de destruction massive qu'on ne trouverait jamais.
Ce sont toujours les vaincus que l'on juge, mais pendant la guerre un soldat accomplit son devoir dans l'urgence, et face à un flou de situation. En temps de guerre, on se pose les questions lorsqu'on en a le temps. Des informations se perdent dans la chaîne de commandement, et après le massacre il est toujours difficile de faire la différence entre les victimes civiles et militaires. Mais que les faits soient flous ou non, l'histoire jugera. Elle veut un vainqueur et un vaincu à exhiber. Tout au long du livre, j'ai essayé d'être le plus neutre possible, j'espère que cela se ressent clairement... »
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