Tout sourire et pleine d’entrain, Ravaka a l’air de fonctionner à mille à l’heure. Dès qu’elle s’exprime, on sent un grand enthousiasme et une vraie curiosité. Une envie de comprendre et d’agir se dégage d’emblée de sa personnalité positive. Elle a créé Karné, un concept unique : un magazine bilingue (malgache-français), coloré, vivant, instructif, ludique qui sait prendre sa place sur ce marché. Propos recueillis par Agnès Debiage, fondatrice d’ADCF Africa.
La première fois que j’ai rencontré Ravaka, c’était lors d’un atelier de structuration de la chaîne du livre que j’animais à Madagascar. J’ai aimé sa spontanéité, son approche concrète des situations et son aptitude à être force de proposition. Une vraie fraîcheur se dégageait de cette jeune femme qui faisait bouger les lignes avec beaucoup d’engagement et de passion. Je l’ai revue le mois dernier et j’ai pris conscience qu’elle avançait vite en s’inscrivant dans une dynamique collective par rapport au monde de l’édition sur la Grande île. Son exemple est inspirant et ouvre de belles perspectives.
Agnès Debiage : Vous êtes toute jeune, qu’est-ce qui vous a motivé à créer Karné, à vous lancer dans ce projet entrepreneurial ?
Ravaka Tahirimihanima : J’ai 27 ans et ma motivation vient d’une frustration d’enfance et d’une envie de concrétiser quelque chose à l’âge adulte. Petite, je recevais des magazines de l’étranger, mais je ne pouvais pas répondre aux jeux-concours, je n’avais pas la possibilité de participer comme les autres enfants. À l’âge adulte, j’ai pris conscience que les magazines malgaches pour la jeunesse n’existaient toujours pas ! Pendant le confinement, j’observais mon neveu qui n’aimait pas vraiment lire.
Et je me suis dit que s’il avait un magazine sympa comme moi lorsque j’avais son âge, cela le motiverait sûrement. Du coup, dans cette période d’inactivité imposée, ma sœur et moi avons joué avec les enfants du quartier. En les écoutant, en les observant et en leur parlant, cela nous a encouragées à sortir une première version du magazine. Karné était né !
Quand vous avez démarré Karné, quelle était votre ligne éditoriale ?
Ravaka Tahirimihanima : Jusqu’en 2022, on n’avait pas une vision très claire de ce qu’on voulait, mais au fur et à mesure, on affinait notre ligne éditoriale. Notre objectif était d’éveiller la curiosité des 8-14 ans. Au final, ce sont les parents eux-mêmes qui nous ont relaté que nous étions en train d’ouvrir les horizons intellectuels et culturels de leurs enfants.
Madagascar est une île, nous sommes assez cloisonnés, il n’est pas aisé de voyager d’une région à l’autre. Or nous nous sommes rendu compte que grâce au magazine, nous pouvions connecter les enfants à travers le pays et faire en sorte que ces enfants découvrent le monde.
Vous avez donné naissance à des graphismes qui vous ressemblent, comment avez-vous trouvé les bonnes ressources humaines pour vous accompagner dans ce projet ?
Ravaka Tahirimihanima : Au début je faisais tout sans être graphiste (textes, illustrations, mise en page), or je trouvais qu’il manquait quelque chose, car je n’avais toutes les compétences requises. J’ai eu la chance de tomber sur une personne qui créait de très belles illustrations qui parlaient directement à mon enfant intérieur. Je lui ai proposé de travailler avec moi et elle a directement accepté, car elle était enthousiasmée par le projet.
Côté visuels, en discutant avec une jeune graphiste qui venait de finir ses études, je lui ai dit que je voulais faire mon logo. Elle a commencé par cela et en me voyant très enthousiaste, elle s’est proposée elle-même pour faire des mises en page, la couverture… et nous sommes devenues une belle équipe de 3 personnes.
Les premiers numéros de Karné, une fois confrontés aux retours de leurs lecteurs, vous ont-ils amenée à des réajustements ?
Ravaka Tahirimihanima : Les premiers numéros étaient d’un format différent et les retours étaient assez mitigés, la langue utilisée n’était pas celle que les parents souhaitaient. Cela nous a amenés à améliorer au fur et à mesure beaucoup de points. En mars 2022, on a sorti une nouvelle version. Puis, on a eu l’idée de réunir une cinquantaine de personnes (parents et enseignants) pour leur demander leur avis. Leurs retours ont été très riches. Ils réclamaient des thématiques spécifiques à Madagascar, du coup on a rajouté une rubrique « Kolontsaina » (culture en malgache »).
Ils trouvaient que nos activités de bricolage n’étaient pas très appropriées et ils nous ont encouragées à les simplifier. Du coup on a adapté nos loisirs créatifs avec du matériel de base que l’on trouve aisément sur place. Quand on va dans des salons, qu’on anime des ateliers, on écoute beaucoup les retours des parents et leurs suggestions sont essentielles.
Vous faites beaucoup d’animation autour de vos magazines. En quoi cette médiation à la lecture vous semble-t-elle importante et quel rôle joue-t-elle dans le lien que vous gardez avec votre lectorat potentiel ?
Ravaka Tahirimihanima : Au début, je ne pensais pas faire d’animation, mais lorsqu’on a lancé le magazine en 2020, on a rapidement réalisé qu’il fallait organiser des animations pour intéresser les gens. On a commencé par des ateliers autour des thématiques des magazines. Petit à petit, c’était une vraie communauté d’enfants qui s’attachait à notre magazine. Les animations nous ont permis de montrer aux enfants qu’on peut jouer avec Karné, on peut le lire, on peut le prêter autour de soi. Maintenant ce sont les enfants qui réclament le magazine à leurs parents et ils ont compris qu’un nouveau numéro arrivait tous les trois mois. Ces animations ont été très puissantes pour créer du lien et tisser un réseau.
Quelles sont les rubriques du magazine Karné et quels sujets abordez-vous pour intéresser ce lectorat des 8-14 ans ?
Ravaka Tahirimihanima : On a eu du mal à déterminer les rubriques, mais moi je tenais absolument à intégrer un petit documentaire. Cela faisait sens pour moi, car dans le monde de l’édition à Madagascar, je voyais surtout des contes pour enfants. Je voulais apporter quelque chose de différent. On a également créé une rubrique intitulée « Quoi de neuf » dans laquelle ont met toutes les actualités de Karné. On a ajouté la rubrique « Culture malgache » dans laquelle on place un QR code qui amène vers une vidéo qui complète et illustre l’article.
Notre rubrique « Bricolage/recette » est très ludique. La rubrique « Jeux » est souvent celle par laquelle les enfants démarrent leur lecture, mais elle est liée au documentaire donc l’enfant doit lire pour aller chercher des éléments qui l’aideront à résoudre les énigmes et à faciliter ses mots croisés. Nous avons décidé d’aborder des sujets variés pour atteindre une communauté large : géographie, sciences, égalité, fêtes, histoire de Madagascar…
Sur l’aspect entrepreneurial, quelles ont été les problématiques qui se sont posées et auxquelles vous avez dû trouver des solutions pour continuer votre développement ?
Ravaka Tahirimihanima : Quand 90 % des Malgaches ne peuvent pas s’offrir autre chose que leur nourriture quotidienne, cela a été très compliqué pour nous d’identifier la bonne cible, car on tenait à ce que Karné soit accessible à la classe moyenne. Notre business model était basé sur des revenus générés à 50 % par les ventes et à 50 % par la publicité. Mais on n’avait pas le temps nécessaire pour aller démarcher des entreprises donc on a revu notre modèle économique pour se concentrer uniquement sur les ventes et les abonnements. Aujourd’hui, je suis persuadée qu’il nous reste une belle marge de progression.
Vous venez de démarrer l’édition de livres jeunesse, sont-ils centrés sur la culture malgache ou s’ouvrent-ils à des thématiques plus universelles ?
Ravaka Tahirimihanima : Nous avons démarré notre premier livre grâce au Programme Ressources éducatives qui préfinançait le projet. Cela nous a encouragés à nous lancer. De surcroît, mi-2023, j’ai eu entre les mains une très belle histoire, La virgule rebelle, donc je me suis dit que c’était une occasion en or d’en faire un livre. Je n’ai pas envie de centrer nos histoires sur Madagascar, car j’aimerais qu’elles parlent à plus de monde. Notre ligne éditoriale se focalise sur des projets audacieux, uniques et originaux, avec le souhait de rencontrer différentes cultures. Toujours élargir les horizons par rapport au quotidien et aux limites de notre île.
Quel regard portes-tu sur le monde du livre à Madagascar ?
Ravaka Tahirimihanima : Moi je suis très contente, car plein de gens veulent devenir éditeurs, ça bouge énormément ! Tout cela cohabite super bien et encourage une richesse dans l’offre éditoriale. Chacun est unique et fait ses choix. Je suis ravie d’avoir apporté à Madagascar les premiers magazines éducatifs bilingues. Mais je suis contente que d’autres contribuent en créant les premiers livres cartonnés en malgache. Certains continuent l’univers 100 % malgache et tant mieux, car il y a des lecteurs pour cela. Cette année, notre maison d’édition va continuer de s’affirmer avec des valeurs fortes et des innovations.
Le numérique et le livre audio sont-ils des sujets que vous intégrez dans votre développement ?
Ravaka Tahirimihanima : À mon niveau, j’utilise beaucoup les QR codes qui amènent les enfants à découvrir des ressources notamment sur YouTube. Par contre, je reste réticente à mettre un magazine en ligne. Je demeure persuadée que les enfants devraient ne pas être surexposés aux écrans avant 6 ans. Je cherche encore à rationaliser cela. N’oublions pas que nous n’avons que 30 % de pénétration d’électricité à Madagascar. J’y réfléchis beaucoup en pesant le pour et le contre. Concernant l’audio, j’apprécie énormément, car cela facilite l’accessibilité. J’aimerais entrer dans le monde du numérique aujourd’hui, et je souhaite le faire de manière réfléchie et pertinente.
Crédits photo © Karné
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