Auteur et critique littéraire russe, Igor Saveliev est né en 1983 à Oufa. Deux de ses livres ont été publiés en France : La ville blême. Une histore d’auto-stop (Ed. Lettres russes 2010 repris en 2013 par les éditions de l’Aube, traduction de Claude Frioux et Irène Sokologorsky) et Les Russes à la conquête de Mars (Ed. de l’Aube, traduit par Marie-Noëlle Pane). Il a été finaliste du Prix Début pour la jeune littérature.
Le 29/01/2020 à 08:57 par Partenaire
Publié le :
29/01/2020 à 08:57
Igor Saveliev - crédits Éditions de L'Aube
L'entretien a été menée dans le cadre des Journées du livre russe et difffusé en partenariat avec ActuaLItté.
Vous vivez en province. Quelle influence cela a-t-il sur votre oeuvre ?
Igor Saveliev : Jusqu’à l’âge de 36 ans, j’ai et vécu en province. Je me suis installé à Moscou avec ma famille il y a quelques mois seulement. Cette décision s’est imposée à nous pour de multiples raisons.
L'une d'elles est d'ordre économique (...) Les écarts de salaires entre Moscou et la province, qu’il s’agisse de ceux des journalistes (qui est ma profession actuelle) ou de ceux d’autres catégories professionnelles, sont importants : souvent plus du double. (...)
D’autres raisons sont entrées en ligne de compte, notamment le conflit m’opposant aux autorités locales en raison de mon soutien public à une enquête sur la famille du gouverneur de la région. Le jour même où un représentant de l'administration locale a déclaré à la presse que pour un écrivain dont le travail était reconnu par la région (Prix d’État du Bachkortostan pour la littérature) je n’en soutenais pas moins « les provocations et actions menées contre son exécutif », j’ai perdu mon emploi. Deux mois plus tard, je partais pour Moscou.
Pour autant, la principale raison de notre déménagement est d'ordre littéraire. Elle concerne plus précisément les questions liées à l’édition et à la diffusion des livres. Le monde de l’édition fonctionne de telle sorte que la présence de l’écrivain joue un grand rôle dans le destin de son œuvre: interventions publiques, interviews, participation à de grands événements ... La Russie est hyper-centralisée: tous les événements liés au livre se déroulent soit à Moscou soit à Saint-Pétersbourg.
En 2015-2016, les éditions Eksmo avaient édité plusieurs de mes livres. J’ai dû prendre l’avion pour Moscou à plusieurs reprises pour me rendre aux présentations, ce qui était à la fois compliqué et onéreux. Fin 2015, lorsque mon fils est né, j’ai fait une pose dans ces voyages promotionnels. Par la suite, j’ai analysé le sort de mes livres et j’ai compris que le faible tirage du dernier d'entre eux, l'absence de campagne de promotion et l'inaction de mon éditeur tenaient à mon absence physique de Moscou et à ma moindre mobilité.
Maintenant, à la veille de la sortie de mon nouveau livre, après une pause de quatre années (mon roman sortira en février chez AST, sous la direction littéraire d’Elena Choubina), je ne commettrai pas ces erreurs et je compte participer autant que possible à sa promotion. (...)
À mon avis, le lieu de résidence n’a pas d’influence sur le travail créatif. Je me considère comme un écrivain de la ville, un être cosmopolite. Mes héros habitent des mégalopoles qui présentent certains traits typiques, mais le fait qu’ils vivent à Kazan ou à Novossibirsk n’a aucune importance. Hors du champ purement créatif, pour un écrivain connu, vivre en province présente des aspects positifs et des aspects négatifs.
Des aspects positifs en ce qu'il devient très vite une figure locale de la ville ou même de la région, une personnalité influente et reconnue par la population. Des aspects négatifs dans la mesure où la province n'a pas de communauté littéraire ni d’infrastructures liées au livre ou à la littérature. Je le déplore, car cela manque au développement de l’écrivain.
Les lois du marché imposent-elles, ici comme ailleurs, leurs diktats, y compris en littérature ? Est-il devenu plus difficile de se faire éditer ?
Igor Saveliev : En Russie, le monde de l’édition est encore plus centré sur le marché que dans les sociétés traditionnellement capitalistes comme en Europe. Toute forme de soutien à la littérature ou au marché du livre en Russie a disparu au début des années 1990. Avant, l’industrie du livre était un instrument majeur au service du parti ; toutes les initiatives venaient d’en haut et visaient à garder la main sur la littérature.
Depuis, nous avons connu un retour de balancier. En Russie, il n’existe pas de maisons d’édition publiques (à l’exception d’éditeurs régionaux) publiant des ouvrages de littérature, ou d’organismes de soutien aux auteurs, éditeurs ou librairies. Pour autant que je sache, les lois du marché qui pèsent sur les éditeurs russes sont encore plus puissantes que celles qui prévalent, par exemple, en France.
Les éditeurs qui ne publient que de la littérature sont pour la plupart de petites maisons à but non commercial ou bien de très grosses maisons qui peuvent se le permettre en raison du fort volume de leurs publications non littéraires. Eksmo, par exemple, publie chaque mois 100 livres qui appartiennent au genre « fantastique », « polar », « cuisine » ... Cela leur permet de publier, en parallèle, cinq ouvrages par mois de vraie littérature.
Ce petit segment est également soumis aux lois du marché, mais il est encore épargné. Il est plus difficile qu’en Europe à un écrivain de trouver un éditeur. Il doit essayer d’accéder aux deux ou trois grandes maisons d’édition qui conservent un département « littérature » ou alors trouver une petite maison d’édition non commerciale. La plupart du temps, celle-ci n’aura pas les moyens de distribuer ses livres avec succès.
J’ai travaillé avec Eksmo, un géant du secteur de l’édition en Russie. J’avais même un contrat de commande concernant un livre encore non écrit: j’ai ressenti le poids de leurs attentes. J’ai écrit exactement ce que je voulais écrire, mais leur pression, d’abord minime, s’est fait plus clairement ressentir lors de la correction du manuscrit.
La profession d'agent littéraire est très récente en Russie. Ses premiers succès sont déjà apparents. Gouzel Iakhina est devenue célèbre grâce au travail éditorial réalisé par son agent.
Il y a d’autres exemples et cette tendance donne espoir. Les agents littéraires sont plus efficaces pour promouvoir un manuscrit, mais, au bout du compte, ils s’adresseront toujours aux deux ou trois maisons d’édition qui dominent le marché. Dans le fond, on ne peut pas dire que cela ouvre vraiment de nouveaux horizons aux écrivains sauf si leurs livres sont traduits et diffusés à l’étranger. On retombe donc sur la problématique des limites du monde de l’édition russe.
Quel est votre principal espoir pour la littérature russe contemporaine et quelle est votre plus grande crainte ?
Igor Saveliev : Ce que je crains surtout c’est la censure. Elle n’a pas encore atteint le monde de la littérature, mais elle s’en approche dangereusement.
Aujourd’hui, la censure touche particulièrement le cinéma. C’est un parcours du combattant qui commence avec les demandes de financement déposées par les scénaristes, cinéastes et producteurs. Si le film réussit à passer cette étape, cela continue avec les projections, locations, la promotion. Les méthodes d’entrave sont nombreuses. La censure existe au théâtre, mais pour l’instant les mondes de la musique et de la littérature sont épargnés.
Cela s’explique certainement par une dépendance plus forte des studios cinématographiques et des théâtres des financements publics dont dépendent moins les conservatoires de musique ou les instituts de littérature. Encore que dans le domaine de la musique, la pratique de l’interdiction des concerts de musiciens appartenant à l’opposition (principalement des rappeurs) se rencontre déjà.
Je crains que dans les années qui viennent des interdictions de présentations d’ouvrages ou des pressions sur les librairies voire même sur les éditeurs fassent leur apparition. Pour l’instant, cela n’est pas arrivé, mais il s’agit là d’un processus qui progresse dans le milieu de la création artistique.
Dans mon nouveau livre consacré au « Masque de fer » qui sortira en février, nous avons choisi avec mon éditeur choisi de nommer l'un des personnages M. Poutine. Dans l’ensemble du texte, nous parlons de Monsieur P. Je ne pense pas que cela soit une concession faite à la censure ou de l’autocensure. C’est une option raisonnable dans une situation de censure potentielle où une petite correction formelle évite une mise à la trappe des ventes tout en conservant l’essence même du livre.
Les Journées du Livre russe 2020 se tiendront les 8 et 9 février 2020 à la mairie du 5e arrondissement de Paris.
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