Sous forme de lettre ouverte adressée à Fleur Pellerin, Jean-Marc Bastardy dresse le bilan de six années d’expérimentations numériques. Autant d’enseignements, de pratique, de tentatives et d’analyses plus opérationnelles que théoriques, qui aboutissent à un cri d’alerte. En cause, l’inertie des pouvoirs publics qui lui semble « réellement fautive compte tenu de l’importance des enjeux ».
Le 09/12/2015 à 09:47 par La rédaction
Publié le :
09/12/2015 à 09:47
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Pour un service numérique public du livre et des littératures
Lettre ouverte à Madame la Ministre de la Culture
Madame la Ministre,
En France, c’est bien connu, nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons des idées (souvent fumeuses) formulées par des centaines d’experts et de rapporteurs spécialisés dans le « y-a-qu’à-faut-qu’on » ; en marge de cette agitation politique, administrative et médiatique, nous avons des créateurs plus discrets et des entrepreneurs plus silencieux, mais ces derniers manquent cruellement de financements ; ne disposant pas de l’entregent nécessaire, ils peinent à faire aboutir des projets concrets qui bénéficieraient pourtant à l’intérêt général.
Si l’on rajoute à cette situation une absence criante de volonté et de courage politiques, la paralysie d’affronter les lobbys en présence ou les structures intermédiaires chargées de la politique du livre, ainsi qu’une persistance en la croyance de paradigmes obsolètes, on ne peut s’étonner vraiment de l’inaction coupable qui vient de faire perdre à la filière du livre, et donc à une branche fondamentale de l’économie française, plus de deux décennies de retard dans la révolution numérique, pourtant formidable opportunité de libération des créateurs et des citoyens.
Pour bien comprendre cet immobilisme suicidaire et l’effet retard de notre prise de conscience, il faut savoir identifier les causes, les comprendre ; surtout ne pas avoir peur de les nommer. Et ne pas oublier d’esquisser, cela va de soi, les solutions concrètes, opérationnelles qui permettraient enfin de remédier à cette impéritie pour tenter de rattraper le temps perdu vis-à-vis d’envahisseurs — les fameux GAFA — dont la boulimie n’a plus aucune limite. Il ne s’agit pas seulement de sauver l’avenir d’une filière et de ses acteurs, il s’agit d’une lutte de survie pour préserver notre culture et sa langue.
Si le cadre de cette lettre ne permet pas de rentrer dans les détails, si l’histoire socioéconomique de ce rendez-vous manqué reste à écrire – les travaux de certains historiens, comme Jean-Yves Mollier, méritent cependant d’être lus avec beaucoup d’attention —, il semble utile d’évoquer les freins majeurs à cette modernisation indispensable.
Le but de ce courrier, vous l’aurez compris, n’est pas de trouver de nouveaux amis dans les couloirs du ministère, mais plutôt de dire publiquement, enfin, ce que beaucoup murmurent trop bas.
Le joli terme de « maison d’édition » fait partie de cette mystique du champ littéraire issue de notre héritage des religions « du livre ». La réalité industrielle, vous le savez, est beaucoup moins glamour : 10 groupes intégrants tous les maillons de la chaîne du livre assurent 80 % du C.A. consolidé du secteur ; parmi eux, deux seulement captent plus de la moitié des revenus. Or l’émergence du numérique remettait non seulement en cause cette position dominante, mais posait un problème presque essentialiste : quel devenir pour une filière si intégrée ?
D’une part, la diffusion numérique, en levant en effet le principal frein de la rencontre entre un auteur et son lectorat rendait les intermédiaires de moins en moins indispensables sur un plan technique (libraires compris). D’autre part, elle permettait d’envisager une redistribution plus équitable de la valeur, notamment au bénéfice de l’auteur qui, paradoxalement, est toujours resté le maillon faible — comprendre « le plus maltraité » — de l’ancien écosystème (rappelons que seulement 400 créateurs en France vivent plus ou moins bien de leur art alors que les auteurs nourrissent toute une industrie et beaucoup d’actionnaires qui se soucient peu des littératures).
C’est donc dans une lutte contre sa propre disparition que s’est lancée la profession en ordre dispersé, non seulement en reportant longtemps la réflexion stratégique de sa propre évolution, mais, surtout, en bloquant, via les instances interprofessionnelles dont elle détient le contrôle, toute initiative pouvant menacer ses intérêts particuliers.
Le modèle industriel existant est largement organisé par une cavalerie financière sur le commerce des produits matériels. À ce titre, nous avons d’ailleurs été le dernier secteur à bénéficier de dérogations exceptionnelles dans la réforme nationale des délais de paiement et ceci afin de prévenir l’écroulement du système (de l’imprimerie à la librairie).
Tout analyste sérieux ou contrôleur de gestion le reconnaît : la part lucrative des grands groupes éditoriaux dépend de la notion de flux : on gagne de l’argent non pas sur l’édition des livres à proprement parler, mais sur le flux de la commercialisation de leurs supports matériels (« livres imprimés » par exemple) et les services lucratifs qui sont facturés aux libraires tout au long de la chaîne logistique « offerte » par les filiales de diffusion-distribution appartenant à ces mêmes groupes.
L’idée de perdre ce prodigieux pactole fut l’une des causes les plus importantes de la réticence des grands opérateurs à s’engager dans un modèle alternatif qui ne promettait à terme que la destruction de cette principale « valeur ». D’où leur engouement pour la croissance externe et la concentration : « du flux, du flux, du flux ! » Pour ne prendre qu’un seul exemple, la notion si lucrative d’office, ne pourra pas trouver sa place dans le modèle numérique.
Il fallut donc attendre l’aiguillon de plus en plus douloureux d’Amazon pour obliger les acteurs à sortir de leur apparente apathie.
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Cette résistance au changement fut accentuée par l’inertie ou l’incompétence des instances représentatives qui, bien évidemment, furent — sont toujours — paralysées par les conflits d’intérêts. Difficile en effet de servir l’intérêt général tout en préservant les avantages concurrentiels du groupe que l’on sert. Pour le dire de manière plus imagée, le MEDEF ne s’est jamais soucié des problèmes des TPE ; il ne faut donc pas s’attendre à ce que le SNE prenne en compte les problématiques de la petite édition ou que le SFL se soucie réellement des difficultés de la très petite librairie.
Prenons un exemple très simple, mais très révélateur pour comprendre le peu d’engouement à développer des outils interprofessionnels performants. Pour commercialiser un livre, il faut disposer d’un numéro ISBN. Tout éditeur en herbe connaît la difficulté à acquérir les premiers numéros ISBN et la durée extravagante de cette attribution (une première demande peut aller jusqu’à… trois semaines). Ce service de base est pourtant géré par l’interprofession puisque Electre remplit ce rôle pour le compte de l’AFNIL. Il suffit donc de se rendre sur le site Internet de l’AFNIL pour constater la capacité d’un opérateur à rendre complexe un processus extrêmement simple qui devrait être totalement automatisé depuis des années.
Un proverbe admet que « celui qui peut le plus peut le moins » ; l’inversion de cette proposition est rarement constatée. C’est pourquoi les échecs des projets interprofessionnels se sont succédé les uns après les autres. On sait avec quel zèle, quelles compétences et quels succès furent menés et soutenus les dernières expériences conjointes, qu’il s’agisse d’aider à la diffusion-distribution de l’édition indépendante ou de permettre aux librairies les plus fragiles d’accéder aux outils de la vente à distance : le pathétique fiasco de Calibre reste à écrire ; celui non moins dévastateur de 1001libraires — belle idée au demeurant — souhaiterait se faire oublier définitivement.
Dans le domaine des bibliothèques, notre PNB actuel ne peut pas encore être établi avec exactitude, mais il souffre d’une absence criante de transparence sur sa gouvernance et ses processus. Qui plus est, le monopole de fait qu’il pourrait établir devient fort préoccupant. De son côté, le projet FeniXX (ReLire) semble mieux piloté : espérons que les leçons du passé seront retenues. Pour faire un juste bilan, la CLIL et Prisme apparaissent comme deux réussites, bien que datées. Mais ces créations furent dictées à l’origine par des intérêts bien spécifiques : rendre plus facile et moins cher l’acheminement physique des livres de certains éditeurs vers les libraires de province...
Il est donc tout à fait surprenant que les systèmes d’information, de gestion ou de logistique des gros opérateurs fonctionnement parfaitement bien isolément ; mais que toute tentative de mutualisation technologique se solde par une catastrophe. Mauvaise volonté, incompétence des pilotes, enthousiasme réfréné ?
Ce corporatisme exacerbé parvient cependant à imposer des choix lourds de conséquences pour l’ensemble de la filière, options qui aboutissent la plupart du temps à des erreurs stratégiques dont l’économie culturelle française peinera à se relever.
La loi sur le prix unique du livre numérique illustre bien à elle seule cette maladie du corporatisme agissant, puisque l’objectif de cette loi, malgré les arguments fallacieux ou dilatoires mis en avant devant la représentation nationale, fut de défendre la rente de quelques-uns au détriment de l’intérêt général. Cette loi permet en effet aux groupes d’édition de maintenir in fine une marge de diffusion-distribution qui n’est absolument plus justifiée par les services fournis ; elle empêche ipso facto une meilleure ventilation des revenus, notamment en direction des auteurs. C’est une pure loi de lobbying, conservatrice, qui conforte une situation déjà asymétrique, empêche de dynamiser le marché, continue à paupériser les auteurs et permet d’institutionnaliser un enrichissement sans cause au profit des gros opérateurs.
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Un deuxième exemple, tout aussi parlant, met en exergue l’absence de vision prospective (commune) conservant l’usage et le commerce des livres électroniques. Auparavant tétanisés par Amazon, les grands groupes sont désormais victimes du « complexe Amazonien ». Ils veulent tellement imiter le modèle original qu’ils ambitionnent aujourd’hui de le battre sur son propre terrain. Devant le succès du Kindle, nos dinosaures persistent à vouloir développer des formats numériques propriétaires et même des liseuses spécifiques dont, on le sait, l’avenir appartient pourtant au passé.
Il ne faut pas être sorti d’une grande école pour savoir que la liseuse va devenir très bientôt un écran en trop, que seuls le développement et l’amélioration d’un format ouvert comme l’ePub, de mieux en mieux adapté aux écrans existants, permettraient de proposer une offre dynamique. La fenêtre de tir – et elle commence à se refermer — résidait vraiment dans ce format car la convergence vers l’ePub nous aurait permis de disposer d’un avantage concurrentiel dans le domaine des livres électroniques, en laissant Amazon s’accrocher pour quelques années encore à son format AZW.
Les réticences françaises concernant le mouvement Open Access qui touche les publications scientifiques procèdent de la même volonté de puissance : conserver les avantages acquis des gros éditeurs, consolider ce que j’ai appelé dans un essai à paraître : « le cartel de la rente ».
Quant à la multiplicité des plateformes de distribution pour les formats électroniques, cette tendance frôle la démarche suicidaire et démontre, contre tous les beaux discours de salon ou de convention, l’absence de stratégie commune, notamment depuis la mise en sommeil de MO3T dont la conduite de projet désastreuse reste, à ce jour, la meilleure illustration de l’incapacité de concurrents à travailler sur des normes communes. Même en cas de danger avéré, même pour contrer un ennemi commun. Les intérêts commerciaux et stratégiques individuels sont si divergents qu’ils n’arrivent pas à être solubles par temps de crise. N’ayons crainte : nos champions excellents toujours à négocier des ententes commerciales illicites.
Malgré l’échec ou la paralysie de nombreux projets, la confiance que l’État place dans ces initiatives interprofessionnelles déclarées comme les seules légitimes en vertu d’une notion particulière de représentativité, empêche par ailleurs le déploiement d’autres solutions alternatives plus agiles et beaucoup moins corporatistes.
Or, nous le savons bien : seule la mutualisation à cadence forcée permettrait de lutter efficacement contre la concurrence anglo-saxonne.
Être juge et partie semble donc être le principal écueil à toute stratégie collective cohérente désormais indispensable pour contenir les volontés hégémoniques des GAFA. Un jour viendra où l’on réhabilitera Le Chapelier et son analyse désormais pertinente sur les corps intermédiaires : « Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation ».
Cet « esprit de corporation » s’immisce malheureusement dans les structures qui dépendent de l’État. Il est vrai que le problème déborde le cadre de la filière du livre, c’est un mal national que l’on retrouve dans toutes les branches de l’industrie de notre pays compte tenu d’une histoire particulière du capitalisme français, des relations incestueuses et des liens de consanguinité qui existent toujours entre grands capitaines d’industrie, banquiers d’affaires et hauts fonctionnaires de l’État.
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Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner par exemple la constitution de la commission « économie numérique » du Centre national du livre – entreprise publique, rappelons-le tout de même, et principal instrument de soutien à l’activité littéraire dans notre pays – et constater que le cordon ombilical qui relie le CNL à l’industrie dominante rend toute indépendance absolument impossible. La décision, en 2010, de rendre le CNL autonome de son ministère de tutelle relève du même type d’inconséquence que celle celle qui a consisté à rendre une banque centrale libérée du pouvoir politique. C’est priver les citoyens d’une grande partie de leur souveraineté et de leur possibilité d’action.
Il n’y a qu’en France où nous trouvons normal qu’un président de commission d’un organisme public – quelles que soient par ailleurs ses compétences propres, il ne s’agit pas d’un problème de personne — soit également le patron d’un grand groupe d’édition, le responsable du développement numérique dudit groupe, le vice-président de la commission numérique du principal syndicat de l’édition, le président d’une importante plateforme de distribution, etc. Non, vraiment, personne n’y trouve rien à redire.
Certes quelques figurants plus institutionnels permettent de revendiquer haut et fort l’indépendance des décisions. Ethique et déontologie seraient sauves en apparence. Mais ne restera dupe que celui qui l’a décidé. Le poids des éditeurs dans cette instance permettra de mieux comprendre pourquoi le CNL ne souhaite plus soutenir les projets relatifs à des plateformes de distribution. Il ne s’agit pas seulement de faire oublier l’échec de 1001libraires, il s’agit surtout de préserver le juteux marché des intérêts représentés autour de la table. En oubliant au passage de préciser que le développement de certaines de ces plateformes propriétaires a reçu des subventions publiques substantielles.
L’égalité des moyens, c’est toujours bon pour les autres, ceux qui pensent que « la concurrence libre et non faussée » est un concept réel.
Une société aussi hiérarchisée et fermée que la nôtre ne peut envisager le processus créatif qu’en opérant une classification nosographique. Ainsi toutes les aides éventuelles du CNL ou du ministère ne peuvent être affectées que si le projet présenté arrive à se ranger sagement dans une case administrative assez étroite. Et si, par miracle, le projet innovant parvient à s’y faufiler, il faudra encore que la structure porteuse réunisse toutes les conditions contraignantes qui se rajoutent aux prérequis conceptuels.
Les quatre aides allouées par la commission « économie numérique » du CNL le démontrent assez bien : hors des cases, point de salut ! Le hic – il semble même de taille en l’espèce —, c’est que l’innovation, son substrat, se situe en dehors du champ du connu, hors des conventions, des formulaires préétablis et des petites cases administratives. Schizophrénie de l’action publique ?
Pour ne rien arranger, dans les hautes sphères du pouvoir, on a un peu de mal à conjuguer ensemble la révolution numérique et l’avenir de la filière du livre. Certes, dans tous les ministères, on a déjà adopté la panoplie et les codes de la Geekerie, on singe ses concepts et sa langue, on fanfaronne à coup de tweets écrits dans une novlangue de moins en moins compréhensible, mais qui donne l’illusion de la modernité et de l’efficacité.
C’est d’ailleurs assez simple : à ce rythme, la langue française sera devenue une langue morte dans quelques décennies. Plus de grec, plus de latin, plus de français : vive les barbarismes pour continuer à penser !
Alors, imaginer les formes de la révolution numérique dans notre branche, dans ce territoire où rôde l’exception culturelle française, ça complique bigrement le sujet, surtout lorsque se cumulent au corporatisme et à la timidité de l’action… les erreurs d’analyse.
Mais tout cela, vous le savez bien sûr, vous qui fûtes un temps ministre déléguée aux PME, à l’Innovation et à l’Économie numérique et que j’avais sollicité à l’époque pour la Librairie francophone.
La Culture est le parent pauvre des investissements dits d’avenir. Il suffit de se rendre sur le site de BPIFrance pour bien s’en rendre compte. Le HTML 5 et le CSS3 ont remplacé le vieux codage des pages de l’antique Oséo, mais, malgré le nouveau plumage, le ramage est resté le même. Si l’envie incongrue de soumettre un projet de type culturel aux équipes de BPIFrance vous prenait subitement, il y aurait de fortes chances que vous soyez reçus par de jeunes ingénieurs spécialisés en… résistance des matériaux. Cela ne s’invente pas : vous l’aurez compris, Madame la Ministre, je parle d’une expérience vécue.
Quant aux Business Angels, cette divine espèce que l’on vénère maintenant comme les Héros des temps modernes et dans lesquels l’État place désormais notre Salut, leur angélisme ne va pourtant pas jusqu’à investir dans un domaine où la prise de risque ne saurait être calculée par des algorithmes.
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Cette première difficulté à trouver des ressources pour financer les projets culturels innovants est accentuée par le paradigme du marché autorégulateur qui s’est imposé dans la tête des décideurs politiques ou les agents de la haute administration. Que ce postulat soit nuancé par une vision social-démocrate n’y change rien parce qu’il est tout simplement faux.
On croit toujours, en haut lieu, qu’il suffit de jouer les entremetteurs pour que le marché se décide à financer soudainement l’innovation et les entreprises culturelles. Or tous les analystes le savent, les chiffres sont connus, même notre Banque Nationale (eh, oui, elle existe toujours !) le répète à l’envi : en France, et d’une manière générale en Europe, contrairement au modèle anglo-saxon de référence, le financement des petites entreprises est assuré majoritairement par le crédit bancaire.
Or le secteur bancaire ne sait pas financer les activités atypiques, notamment culturelles et encore moins immatérielles. « Garanties ? Garanties ? Garanties ? » L’immatériel n’est pas un fonds de commerce et peut tarder à se transformer en actifs rassurants. En vingt-cinq ans, Madame la Ministre, j’ai créé plus d’une dizaine de petites entreprises culturelles ; or, je n’ai jamais obtenu un seul financement sans offrir de très sérieuses garanties personnelles. La dernière fut… ma maison. Voilà la réalité quotidienne des TPE et des PME culturelles et le principal obstacle qui empêche le dynamisme de nos créateurs de se déployer.
C’est donc avec raison que Loïc Rivière, délégué général de l’AFDEL, soulignait très récemment qu’« en France, on ne soutient pas assez les start-ups de la culture ». Sans l’aide appuyée de l’État, sans outils de financement spécifiques, le développement d’une industrie culturelle majeure dans le numérique restera voué à l’échec.
Et il ne s’agit pas d’allouer des subventions supplémentaires, il ne s’agit pas d’alourdir la fiscalité des contribuables, mais bien de se substituer à un système financier défaillant qui ne remplit plus sa fonction et refuse obstinément de jouer le jeu d’une prise de risque minimale malgré les avantages exorbitants qui ont été concédés aux établissements de crédit par la BCE.
Il est donc grand temps de créer un fonds d’investissement public, financé par l’épargne et garanti par la Caisse des Dépôts, exclusivement réservé à l’amorçage et au développement des TPE culturelles (fonds propres inclus par le biais de prises de participation temporaires). Quant aux PME, l’action discrétionnaire de rares fonds spécialisés comme Média (géré justement par BPIFrance) doit être très largement étendue même si, concernant cette structure spécifique, les arbitrages et certaines décisions d’investissement posent de vraies questions sur l’emploi des ressources à la lecture du périmètre d’intervention qui définit son objet. La Cour des comptes resterait sans doute dubitative devant certains choix opérés par les dirigeants de cette entité.
Un deuxième credo – presque une prise d’otage — freine toute politique intelligente en matière numérique et la mise en place de dispositifs opérationnels efficaces : la certitude que le réseau de la librairie pourra garder à terme sa densité actuelle. Tout le monde sait bien que le commerce de détail physique de la librairie indépendante n’est pas promis à un grand avenir et que, à plus ou moins brève échéance, plus de 70 % des commerces de proximité tireront le rideau (à moins d’une adaptation drastique des prestations offertes).
Pour le dire plus trivialement, les simples « vendeurs de livres » disparaîtront ; seuls les lieux offrant une valeur ajoutée en services et de véritables prestations culturelles survivront. On peut le regretter — et je le regrette personnellement —, mais détourner le regard n’empêchera pas le réel d’imposer sa dure loi.
Plutôt que de prendre acte de cette évolution, les pouvoirs publics préfèrent persister dans l’attitude de l’autruche et les discours qui ne fâchent personne. La création du label LiR poursuivait la noble ambition de permettre une transition du secteur par une transformation intelligente de certains commerces indépendants. Dans les faits — et il s’agit là encore d’un secret de polichinelle –, la plupart des aides à la librairie indépendante servent à financer un déficit chronique de trésorerie, c’est-à-dire à faire subventionner par le contribuable la lente agonie d’un système. Le mal est même beaucoup plus insidieux puisqu’en favorisant ainsi, artificiellement, les stocks de livres, ces aides servent en réalité les intérêts des… groupes d’édition les plus puissants. Retour à la case départ.
Pour redynamiser ou soutenir la petite librairie indépendante, outre des aides structurelles bien ciblées, des opérations de création de trafics dans les points de vente comme celle que j’avais initiée en 2010 avec « J’aime mon libraire » semblerait préférable à d’onéreuses campagnes de communication œcuméniques qui ne produisent aucun résultat concret.
Un service numérique public du livre et des littératures
L’exception culturelle française peut-elle autoriser l’inaction ? Peut-elle justifier une cécité des pouvoirs publics et une inaction irresponsable ? Peut-elle, au nom de l’excuse des corps intermédiaires, des erreurs d’analyse et d’alibis dialectiques trop faciles, imposer à l’État l’immobilisme, la seule posture du rôle d’arbitre, le déni de ses responsabilités ? Et, par la même occasion, continuer à laisser grand ouvert le boulevard du numérique aux seuls GAFA pour les décennies à venir ?
La solution semble s’imposer d’elle-même et l’intervention active de l’État n’est plus une option discutable. S’Il n’est évidemment pas question de tracer ici les lignes d’une politique générale de développement (durable) de la filière prenant en compte l’intérêt général, il ne semble pas inutile d’esquisser pour le moins le cadre d’un dispositif d’urgence pour le versant numérique.
La première évidence, d’ailleurs réitérée par de nombreux rapports, est que seule la mutualisation forcée des moyens et des ressources, conduite par un État stratège devenu pleinement acteur du changement pourrait permettre de rattraper notre retard en ce domaine, en proposant une offre globale du livre et de la lecture via une porte d’entrée unique.
On se demande bien pourquoi il ne pourrait pas exister, pour un champ d’activités aussi important pour notre culture (au sens anthropologique) et notre économie, un service public de la diffusion et de la distribution des livres tout comme il existe un service public de l’information (radiophonique ou télévisuelle). A moins de considérer que les littératures, les livres, la langue française et in fine la pensée elle-même ne sont que de vulgaires marchandises que nous devons nous résoudre à abandonner au marché.
Il est tout à fait étonnant que nous nous évertuions à croire que la solution aux défis de cette profonde mutation sera apportée par les seuls opérateurs privés. L’histoire nous apprend qu’il n’en fut jamais ainsi et que, par nature, une entreprise privée n’est pas préoccupée par le bien commun.
L’architecture d’un futur service public numérique du livre et de la lecture doit s’articuler autour de deux pôles fondamentaux et synergiques : d’une part une plateforme intelligente de diffusion-distribution mutualisée ; d’autre part un écosystème d’informations culturelles permettant également de créer un trafic vers le premier dispositif.
S’appuyant pour partie sur l’existant (je pense ici, notamment, au HUB et au PNB de Dilicom), cette offre technologique et commerciale consolidée, multicanal et multiformat proposera au client final ou à l’usager une offre globalisante à forte valeur ajoutée : achat direct du livre physique ou électronique (en format ouvert !), réservation et emprunt dans sa bibliothèque municipale de proximité, accès aux ressources de la BNF oud e Gallica, etc. Sans rentrer dans les détails, il s’agit en réalité d’un hub offrant un véritable service public aux lecteurs, facilitant les passerelles entre les différents opérateurs et leurs propres systèmes d’informations, privés ou publics.
Elle permettrait aussi d’accompagner plus en douceur la transition et la modernisation des secteurs les plus fragiles de la filière. Par exemple, le soutien à la petite librairie indépendante, dans le cadre d’un achat de livre physique, pourrait être envisagé malgré l’absence de prestation effective de la part du libraire : en fonction de la géolocalisation de l’acheteur, la marge consentie par l’éditeur (moins les frais de gestion) serait automatiquement reversée au compte du libraire le plus proche du domicile du client, même si cette librairie ne dispose pas d’un outil de vente à distance ou n’intervient pas dans la transaction et la livraison du livre physique. Voilà un mode intelligent de « subvention », me semble-t-il, puisqu’il ne devrait rien coûter au contribuable.
De fait, cet opérateur public deviendrait une sorte de diffuseur-distributeur-libraire délégué réalisant une agrégation générale, en centralisant et facilitant l’accès aux offres disponibles depuis une seule interface, mais tout en préservant l’indépendance de chacun.
Le deuxième pôle serait constitué par un écosystème numérique d’informations culturelles sur les littératures (construit en partenariat avec les autres acteurs publics de la culture), calqué peu ou prou sur le concept d’In-Folio. Ce dispositif de sites en étoile, outre son contenu informatif, serait destiné à occuper le « territoire numérique » francophone et à créer le trafic le plus large possible vers la plateforme de services.
On peut retourner le problème dans tous les sens : malgré les échecs précédents — et l’on sait que dans notre pays les tentatives ratées peuvent coûter très chers —, malgré la récente décision du CNL de plus intervenir dans le financement de plateformes technologiques, seule l’existence d’un tel outil mutualisé, géré par une entreprise publique, développée dans les règles de l’art et couplée à une offre de services innovants et hautement performants peut permettre de rivaliser contre les « pure players » d’aujourd’hui et de demain.
Il ne s’agit nullement de fusionner ou de s’ingérer chez les opérateurs privés, mais bien de rendre effective une mutualisation d’intérêts grâce à une stratégie collective de salut public conduite et mise en œuvre, de manière volontaire et vigoureuse, par l’État.
Il ne me semble pas inutile de rappeler au terme de cette lettre qu’Amazon est resté déficitaire pendant sa première décennie d’exercices ; que, aujourd’hui encore, malgré une valorisation extravagante, l’endettement et l’investissement seuls lui permettent de gagner tous les jours des parts de marché. Oui, lorsque l’on doit investir pour l’avenir, la perspective du temps long s’avère utile.
Lorsque, en 2010, je lançais — sans aucun soutien des « corps intermédiaires » pourtant sollicités — l’opération « La Pause… Amazon » pour alerter le grand public sur les mauvaises pratiques de cet opérateur, je ne me doutais pas que ce mouvement aboutirait à une loi (du 8 juillet 2014) qui serait ipso facto contournée par le principal intéressé (suivi par la majorité des distributeurs en ligne). Car facturer l’envoi d’un ouvrage 0,01 cent d’euro, ce n’est pas seulement une insulte faite à la République, c’est un abus de droit manifeste, au sens que revêt cette notion fiscale très particulière.
L’État pourrait donc se porter partie civile dans cette affaire de contournement de la loi, comme il pourrait proposer également depuis un certain temps déjà une loi européenne qui, bénéficiant à l’ensemble des pays membres, permettrait d’éviter une « optimisation fiscale » qui n’est rien d’autre qu’un vol manifeste de richesses nationales et une spoliation de l’intérêt général ; qui, de plus, créant une distorsion évidente de concurrence, ne fait que pénaliser et affaiblir nos propres entreprises.
On se demande pourquoi une loi aussi simple et aussi juste, qui instituerait une imposition du C.A. en fonction du pays de livraison et non plus en fonction de la territorialité du siège social de l’entreprise concernée, n’a pas encore été proposée au parlement européen !
Ces justes rentrées fiscales cumulées aux arriérés dus encore par Amazon au Trésor français (l’absence de zèle de ce dernier à recouvrer sa créance laisse d’ailleurs perplexe lorsque l’on connaît la facilité des voies d’exécution conférée aux services fiscaux par le législateur) permettraient sans trop de difficultés de financer plus que largement les outils nécessaires à la survie et la protection de notre secteur culturel.
Oui, Madame la Ministre, parce que les littératures sont un bien commun, nous ne pouvons pas abandonner leur avenir à la seule économie privée ni à la vieille loi de Say.
Oui, Madame la Ministre, il est grand temps que l’État se réveille enfin !
Je vous prie de croire en mes sentiments les plus respectueux.
Jean-Marc Bastardy est créateur et éditeur de biens culturels. Venu du monde du marketing et de la communication hors-média, spécialiste en direction de projets et nouvelles technologies, passionné par toutes les cultures, il crée notamment L’Autre Éditions en 2009. Il se prépare à lancer en 2016 In-Folio, un portail numérique des littératures qui relèverait plutôt, selon lui, d’une véritable action de service public.
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