Voilà maintenant un mois que le ministère de la Culture a annoncé le départ de Gilles Defacque de la direction du Prato, pôle national du cirque de Lille. Remplacé par Célia Deliau, directrice du Cirque Jules Verne, pôle national du cirque d’Amiens, depuis 2016, c’est une page qui se tourne. Départ dans cette bibliothèque peu commune, celle du metteur en scène, clown, poète, Gilles Defacque.
Le 26/07/2021 à 12:18 par Auteur invité
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26/07/2021 à 12:18
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Il jongle avec le rire et les mots depuis près de cinquante ans. Une vie nourrie par des rencontres, mais aussi des lectures fondatrices qui inspirent un verbe toujours jubilatoire. Drôle d’année pour sortir de scène. En septembre, Gilles Defacque quittera son cher Prato, théâtre burlesque installé dans une ancienne filature du quartier de Moulins à Lille et labélisé Pôle national du cirque en 2011. « Je n’avais pas vu venir mon âge. Je croyais qu’on allait me dire d’arrêter », reconnaît le fringant septuagénaire.
C’est raté pour la grande fête avec tous les amis qui ont contribué au succès de l’aventure du Prato depuis sa création en 1973, mais aussi pour sa dernière pièce, L’Aile du Radeau, inspirée du Don Quichotte de Miguel de Cervantès, qui doit rester à quai. Clown confit comme il aime à en rire, mais jamais déconfit, il a continué ces derniers mois à s’improviser « porteur des poèmes » pour ne pas céder aux porteurs de virus. Dans l’attente aussi qu’on lui trouve un successeur.
On le rencontre par un heureux hasard du calendrier pendant le Printemps des poètes, dans sa typique maison lilloise toute en enfilade et investie dans les années 1970. À l’époque, une bande de potes habite les étages. Lui s’est gardé le rez-de-chaussée et a grignoté l’espace entre un petit bureau encombré où s’entassent ses papiers et carnets, une cabane-atelier dans le jardin où il s’adonne à la calligraphie et un petit salon chaleureux où sa compagne Patricia a soigneusement rangé ses livres. Mais c’est au cœur de la maison qu’il se pose, comme au milieu de la piste, dans la salle à manger baignée par la douce lumière matinale. Dans sa poche, le nez rouge qui ne le quitte jamais (« pour faire rire les gens au marché de Wazemmes ! »). À la main, un crayon qui (re)trace sans cesse sur le papier, au fil de la conversation.
L’histoire commence en 1945 à Friville-Escarbotin, bourgade de la Baie de Somme, très exactement du Vimeu, réputée pour ses usines de serrures. « J’ai coutume de dire que je suis né dans une salle de spectacle, le Mignon Palace ; un lieu qui continue à me hanter », raconte-t-il. Au sortir de la guerre, les parents du petit Gilles ont repris la gérance de ce lieu-monde à la fois café, cinéma, salle de bal ou de catch, où se croisent les ouvriers de tous bords et les vedettes du moment... Mais il faut bien s’extraire de ce prodigieux giron. « Mon père m’a dit : tu vas à l’usine ou tu réussis l’école normale. » Il sera finalement professeur de lettres à Roubaix, Lens, Lambersart... « Avant 68, j’enseignais en costume et en cravate à des élèves qui avaient presque mon âge. Mais on pleurait en écoutant Gérard Philipe sur un disque. Il faut se rappeler d’où on vient... »
Ces années-là, c’est aussi la découverte de la poésie, du surréalisme. « Le théâtre était le monde interdit. On était tellement convaincus qu’on était des bouseux, nous les Picards. Qu’il ne faut pas se mettre en valeur, se faire remarquer, jusqu’à l’épuisement. »
Le théâtre l’alpague malgré lui, à la faveur d’une pièce de Peter Handke jouée dans un gymnase lillois par une compagnie qui, déjà, se nomme le Prato. Le burlesque viendra avec Ronny Coutteure, qui cherche un compère pour les arbres de Noël et l’initie à l’art de faire le clown. La suite, on la connaît : des premières parades de rue aux off d’Avignon, et la consécration d’une scène qui s’autoproclamera seul et unique « théâtre international de quartier », quand elle trouvera enfin ses murs.
« Je n’arrive pas à réfléchir à l’après, avoue Gilles Defacque. Je ne quitte pas le métier, je ne quitte pas la scène. Comme le dit le merveilleux poète Octavio Paz : le poème se fait, se défait sous nos yeux. Il ne se quitte pas. C’est en ça aussi que je me sens clown. Le clown, on ne l’arrête pas. »
« Je me rappelle vraiment quand j’ai appris à lire, à 3 ou 4 ans, car je lisais le journal sur les genoux des ouvriers au bistrot. Jacqueline, la bonne qui m’a élevée disait : “tchiot, il faut que tu apprennes à lire”. Elle m’offrait des livres, car ils étaient le signe d’une accession sociale pour elle qui n’avait pas beaucoup été à l’école. Il y a aussi un monsieur très important pour moi, M. Ricouard, client du Mignon Palace, qui m’a élevé intellectuellement. Il m’initiait à la lecture et m’offrait aussi des livres. Des romans, mais pas ceux où il y a plein de descriptions, comme on disait. Des histoires de pirates...
J’adorais tomber malade pour plonger dans la lecture. Des bandes dessinées, les premiers Tintin, la bibliothèque verte que j’ai conservée et la rouge et or, avec ses dessins en couleurs. Il y a aussi le cinéma qui m’envoyait des émotions énormes et me faisait découvrir des personnages comme le Comte de Monte-Cristo que je lirais après. »
« Le menuisier d’Escarbotin viendra prendre des mesures dans ma chambre d’enfant pour y installer un cosy où je rangerai mes livres. C’est ma première bibliothèque. Ça m’a toujours suivi cette idée qu’il faut avoir la passion du livre et une bibliothèque chez soi. "Un château de l’esprit", pour reprendre André Breton. Avoir une bibliothèque, mais aussi inlassablement partager les livres. Que ce ne soit pas sérieux et triste, mais gai.
J’ai ma librairie aussi, comme tout le monde. À Amiens, j’étais fier, car ma mère m’avait ouvert un compte chez Poiré-Choquet et je pouvais acheter ce que je voulais. Dans mes tournées, la première chose que je fais en arrivant dans une ville, c’est d’aller à la librairie. »
« Ça a démarré par la curiosité. Tel auteur en amène un autre. Folie des revues de poésie que j’ai gardées ; je me retrouve aujourd’hui avec des trésors sans l’avoir voulu. Et le goût du surréalisme très tôt, à 20 ans, par le fait d’être à l’affût de choses peu connues. Une petite thèse de 3e cycle aussi sur André Breton, un travail linguistique sur Arcane 17, même si je ne suis plus dans la même passion aujourd’hui. Comment aurait-il dit pour définir le poète ? “Un guetteur au pied du volcan”. Comment relier l’action et la poésie ? Comme entrer dans l’action politique tout en étant libre et au service de ses propres folies et de son écriture ? »
« La poésie, c’est quotidien. Comme la prière. Et la dire en public. C’est l’oralité, comme notre picard qu’on nous a bousillé et empêché de parler. Cette oralité dont se sont emparés les jeunes et la banlieue. La poésie, on considère que c’est dans les livres. Je souffre qu’elle ne soit pas partagée. Quand j’étais prof, je me suis mis à adorer Allen Ginsberg, Jack Kerouac. En classe, je les lisais à voix haute. Je faisais étudier en 6e Desnos, Boby Lapointe et Raymond Devos, parce qu’au fond, Devos, c’est un poète. Beckett lui-même dit qu’il a beaucoup écouté dans les bistrots. Il y a même un dictionnaire du langage des rues. Il faut se réapproprier cette oralité. Je me suis mis à relire Madame Bovary.
C’est d’un drôle ! Et ça sonne ! Et pour le coup, on sait que Flaubert gueulait dans son gueuloir. Des fatras du Moyen Âge, Les Fatrasies d’Arras, poèmes stupides qui ne veulent rien dire, à Boris Vian, Queneau ou Prévert, il y a toute une littérature de la fantaisie. L’Oulipo aussi qu’on a accueilli cinq ans au Prato. La France est un pays de littérature, mais traversé d’oralité à laquelle on n’attache pas de valeur. Sans doute parce qu’on a du mal à accorder de la valeur à ce qui procure du plaisir. Je voudrais que l’oral fasse suer l’écrit. Car un texte, ça se cisèle avec du vivant. »
« J’ai la passion de la lecture. Le merveilleux voyage par le livre... En ce moment, c’est l’année de l’Afrique et je découvre la littérature africaine que je ne connaissais pas bien : Fatou Diome, Alain Mabanckou... D’un seul coup, on entre dans l’univers d’un autre et c’est fabuleux. Nos merveilleuses autrices du Nord aussi : Amandine Dhée, Carole Fives... »
« Le livre, c’est aussi la frustration totale de n’avoir pas été publié avant des années. Dans les années 1960, je m’amusais à collectionner les refus des maisons d’édition. Le Prato m’a dévoré. Tout ce que j’écrivais passait dans les spectacles. Depuis des années, j’écris et je dessine dans des carnets. Ils font presque des petits livres. C’est ma marotte mentale. Mais qu’en faire ? Avec Samira El Ayachi, nous entretenons une correspondance depuis sept ans. On aimerait la publier, mais les éditeurs n’aiment pas les textes courts. »
« Je reviens constamment à Apollinaire, Cendrars... Hier je tombe sur un poème de Prévert. Je me dis : comment c’est possible d’écrire ça en 1969 : “Ne rêvez pas. L’ordinateur rêve pour vous.” Avec mon spectacle L’Aile du radeau, j’ai découvert Don Quichotte. Je ne l’avais jamais lu en fait. Les livres ne sont pas essentiels, mais ils nourrissent énormément. En ce moment, ce qui m’aide beaucoup, c’est Deleuze et Les Pourparlers.
Ça fait du bien de réfléchir avec lui. La littérature, finalement, elle me parle. Je les entends, les auteurs. Mais ça vient aussi de la radio. J’écoute France Culture la nuit, car je suis insomniaque. L’autre jour, j’entends à 3 h du matin Poiret et Serrault qui disent le Journal de Jules Renard... Si ça vaut pas un livre, ça ! »
Ida, d’Hélène Bessette
La place, d’Annie Ernaux
Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire Nadja, d’André Breton
Toute l’œuvre de Simenon
Le journal, d’Anaïs Nin
Toute l’œuvre de Samuel Beckett
L’arc et la lyre, d’Octavio Paz
Le Carnet d’or, de Doris Lessing
Le terrier, de Franz Kafka
par Marie-Laure Fréchet
(crédits photo © Marie-Laure Fréchet)
2 Commentaires
sylvie THIBAUD
24/08/2021 à 13:33
Très belle découverte, très enrichissante. Merci
CZEKALA Mary
07/09/2021 à 13:48
C' est avec un réel plaisir que je viens de lire ce "fil de ta vie ".....Évidemment, cela me parle !!! et me ramène 50 ans en arrière...eh oui, je garde en moi le souvenir vivace de notre soirée, (dans cette maison si bien décrite, mais sûrement réaménagé depuis,) avec les Cazin, les Tizet, les Pirot et ou les Varasse...??; et après un repas frugal, tu t es installé sur ton " prie-dieu ", après avoir revêtu une dljellaba Blanche, pour nous lire ta prose de l' époque...là, la mémoire me fait défaut, de plus je me suis lâchement endormie en cours de lecture....mea culpa!!!
Souvenir également où je t' avais reconnu du haut de la bouche du métro rihour, grâce a tes mollets...tu y jouais de la musique avec Ronny Coutteur...
Je viens de faire un petit bout de chemin avec toi, dans un passé lointain, qui me ramène inexorablement vers celui qui était notre lien, nous a quitté, mais a su m insuffler la force de poursuivre sans lui , avec Karine, un chemin, avec ses joies er ses peines, bordé de souvenirs vivaces et vivants qui restent ancrés dans ma memoire.
Voilà.....
Très amicalement MARY