Après le Syndicat national de l'édition, la fédération européenne des éditeurs ou encore le Forum d'Avignon, c'est au tour du ministère de la Culture d'organiser son propre débat sur la réforme du droit d'auteur. Depuis Cannes, la Commission européenne a eu droit à tous les honneurs, avec plusieurs interventions de haut vol sur la Croisette. Un thème qui agace prodigieusement Bertrand Tavernier, mais on y retrouve de nombreuses choses déjà entendues.
Le 22/05/2015 à 11:38 par Antoine Oury
Publié le :
22/05/2015 à 11:38
Pendant le colloque, animé par Isabelle Giordano
Aurélie Filippetti avait organisé le Forum de Chaillot, grande réunion des industries culturelles, début avril 2014 ; Fleur Pellerin, elle, aura choisi Cannes pour rassembler tout le monde. Une journée entière de colloque, avec les interventions de Günther Oettinger, commissaire européen chargé de l'agenda numérique, des dizaines de hauts responsables des industries culturelles, et Manuel Valls.
Quelques jours avant le colloque, la Commission avait dévoilé sa stratégie pour un marché unique numérique, avec plusieurs mesures moins radicales que prévu. Du coup, le discours d'introduction de Fleur Pellerin paraît presque putschiste, vis-à-vis du droit d'auteur : « Je crois que le droit d'auteur est bien mal nommé, il aurait pu s'appeler le droit du public d'accéder à tous les visages de l'art. Le numérique, à mes yeux, c'est un nouveau territoire, à nous d'être les pionniers. »
« L'œuvre doit désormais tirer son aura dans autre chose que son unicité », souligne Fleur Pellerin en citant Walter Benjamin. La ministre en sait quelque chose, puisqu'elle avait forcé le règlement intérieur d'un musée sur le droit de photographie avec un post Instagram. Mais, si l'univers numérique est une opportunité, il faut « permettre aux artistes de demeurer des artisans : c'est pourquoi il me semble essentiel d'adopter le droit d'auteur aux nouvelles technologies, qui sont les nouveaux vecteurs de la culture », assure la ministre.
Avec quelques principes incontournables, malgré tout, listés par la ministre :
Par ailleurs, la ministre saluera ensuite les progrès réalisés sur deux importants chantiers : la lutte contre le piratage et la réforme de la fiscalité européenne :
Google et son "programme de piratage"
Günther Oettinger lui-même a pris la parole, mais la barrière de la langue, infranchissable avec la vidéo Dailymotion, ne nous permet pas de rendre compte de son discours. Celui-ci fut suivi par des débats visiblement très longs, au vu de la vidéo, et, encore une fois, unilatéraux.
Comme ActuaLitté s'échine à le faire remarquer, tous les débats consacrés au droit d'auteur sont unilatéraux : partisans de la réforme et non-partisans de la réforme ne sont jamais confrontés. Difficile de développer des vues contradictoires (même Manuel Valls souligne que les débats « sont unanimes, ce qui est toujours dangereux »...) Et rebelote à Cannes : pourquoi ne pas avoir invité un représentant des fameuses plateformes numériques à canaliser ?
Mais, un peu de patience, la Fédération européenne des éditeurs a promis un débat édition-Parti pirate.
En attendant, pour le milieu du livre, outre la présence de Douglas Kennedy, on comptait celle de Arnaud Nourry, PDG de Hachette Livre et de Lagardère Publishing, dont les apparitions publiques sont rares. Le président-directeur général commencera son intervention avec le récit de doux souvenirs avec Google : « Il m'est arrivé une drôle d'expérience avec Google, il y a un peu moins de 10 ans. Certaines personnes dans mes services ont commencé à m'alerter, parce qu'on trouvait des livres d'éditeurs anglo-saxons et même français sur Google, sans qu'on ait donné l'autorisation. »
N. B. Depuis quelques jours, des livres piratés revendus sur Google Play ont été repérés...
« Nous leur avons écrit, il nous ont expliqué "Nous avons un programme de piratage, enfin qui ne s'appelait pas piratage, mais Scan, sans autorisation. Mais si vous demandez, on enlève." Nous avons donc demandé le retrait. Et puis 3 semaines après, [les livres] revenaient. Donc on aurait pu redemander. J'aurais pu embaucher des départements entiers destinés à enlever ce que Google avait piraté, mais c'est comme cela qu'ils se sont construit une bibliothèque de 15 millions d'œuvres dans toutes les langues du monde, qui est la plus grande bibliothèque numérique du monde », explique Arnaud Nourry.
Arnaud Nourry, à Cannes
Le PDG rétablit un peu la vérité dans l'explication qui suit : « Grâce à une espèce d'exception qui, aux États-Unis, leur permet de faire ça parce qu'ils ne facturent pas la numérisation, parce qu'ils ne portent pas préjudice à l'œuvre [Google a pu assurer ce service] ». En somme, ce à quoi sert une exception au droit d'auteur, c'est-à-dire palier les carences du marché vis-à-vis de la conservation et de l'archivage des œuvres.
« Je crois que la vocation de Google, il ne faut pas l'oublier, c'est de gagner de l'argent, ce n'est pas de diffuser les œuvres littéraires. Donc, nous, on les utilise avec plaisir, à condition qu'ils restent dans la case qui est la leur, et qu'ils respectent le droit d'auteur. Et ils ont un peu de mal à rester dans cette case-là. » Les amateurs de numérisation de masse penseront avec émotion au registre ReLIRE, sorte de copier-coller français du fonctionnement Google, dans lequel l'auteur n'est pas plus sollicité dans le processus.
Dans le monde du livre, en tout cas, ce sont bien les exceptions au droit d'auteur qui inquiètent, plus que la territorialité : « [Q]uand on parle d'harmoniser le droit d'auteur, il s'agit de rajouter des exceptions, c'est-à-dire de l'affaiblir. L'affaiblir, c'est diminuer la rémunération des créateurs, de ceux qui diffusent leur œuvre. Il faudrait qu'on nous prouve qu'il y a une nécessité de le faire. Moi, je ne l'ai pas rencontré, à part des bibliothécaires qui aiment le gratuit, comme parfois les consommateurs », assure Nourry.
Une nouvelle fois, l'édition assure que personne n'a « fait l'analyse de toutes les exceptions existantes », en oubliant un peu vite qu'une consultation publique a été organisée l'année dernière par la Commission européenne, afin d'identifier les problèmes. Le PDG défend mordicus des négociations « sur une base contractuelle avec des associations, nationales ou de bibliothécaires pour le droit d'utiliser, dans certaines circonstances, sans rémunérer les auteurs ». Le modèle de licences est préférable, assure le PDG, quand bien même les institutions concernées ont fait état de son fonctionnement défaillant.
« Changer des règles aussi fondamentales que le droit d‘auteur parce que le monde change, c'est absurde », terminera le PDG, en rappelant que les trois plus grands éditeurs mondiaux sont européens.
Pour ce qui est des exceptions, on se référera toujours à cette intervention d'Alexandre Moatti, écrivain, docteur en histoire des sciences et chercheur : « Quand il s'agit de l'exception culturelle, il est entouré d'une aura magique (messianique). En revanche, quand on évoque l'exception au droit d'auteur, on donne l'impression de plonger dans l'interdit (l'enfer ?) » Serge Regourd interrogeait également ce comportement, évoquant une captation de l'expression « exception culturelle », par les majors, comme une autoproclamation.
Les consommateurs entendus, les institutions un peu moins
Finalement, le discours de Manuel Valls viendra confirmer le premier ressenti à l'écoute des différents intervenants : si les consommateurs européens ont bien été entendus, notamment sur les sujets « de la portabilité et de l'interopérabilité » cités par Manuel Valls, bibliothèques et centre d'archives resteront sur leur faim.
Le public aura surtout retenu la pique très médiatisée du Premier ministre : il avait évoqué « l'erreur d'avoir baissé les budgets de la Culture, au-delà des nécessités liées à la lutte contre l'endettement ». Un « mauvais signe », assurait-il. Immédiatement, Manuel Valls avait alors promis : « Les budgets de la création, de l'éducation artistique seront préservés, voire augmentés dans les deux années à venir » : à vérifier...
Une fois cette entrée en matière effectuée, Valls jouera à l'exercice délicat de la satisfaction pour tout le monde : « L'ampleur de la révolution numérique doit-elle nous conduire à en revoir les fondements [du droit d'auteur] ? Bien sûr que non. Le moderniser, bien sûr », admettra tout de même Manuel Valls. « Nous faisons tous le constat que les œuvres européennes ne sont pas assez vues, lues, écoutées, par les Européens eux-mêmes. Mais le droit d'auteur n'est pas responsable. Ce sont plutôt des causes culturelles. »
Ainsi, le droit d'auteur deviendrait un véritable outil pour maîtriser la diffusion des œuvres, et s'imposer un peu plus face à la production américaine. « En désarmant le droit d'auteur, on affaiblirait l'Europe, sa culture, ses artistes, ses entreprises et ses citoyens. C'est un débat fondamental, de civilisation », déclare le Premier ministre.
Dans cette optique, évidemment, obtenir plus de garanties dans le cadre des négociations du Traité transatlantique semble indispensable. Ce traité commercial portera également sur le monde du livre — seul le cinéma en est exclu — et il faut continuer « à défendre cette vision de la culture, et si nécessaire, en haussant le ton, mais en rassemblant », tente Manuel Valls, guerrier. Rappelons malgré tout que la ministre Pellerin n'a toujours pas répondu aux questions parlementaires posées sur le sujet...
Quelques terrains d'entente ont donc été trouvés pour l'accès des consommateurs à l'offre légale, définitivement jugée pas à la hauteur. Mais, pour les institutions comme les bibliothèques ou les centres d'archives, le bilan est beaucoup moins reluisant. Manuel Valls l'assurera encore : « [L]es exceptions au droit d'auteur ne doivent pas devenir la règle. Le diable peut se cacher dans les détails. La révolution numérique a fait naître des demandes nouvelles, dans le monde de l'éducation, de la recherche ou des bibliothèques. »
« Les attentes de modernisation des droits d'auteur sont fortes, et celles qui sont légitimes méritent d'être examinées sans tabou. Mais il faut cependant se garder de croire qu'à tout sujet nouveau, il conviendrait de consacrer une exception nouvelle au droit d'auteur. L'exception n'a de sens que si elle est rare », répétera Valls, à la suite de Fleur Pellerin. La solution privée est définitivement privilégiée : « La souplesse des licences, des contrats agréés par les parties prenantes, adaptés à chaque situation font également partie des outils envisagés. » Et tant pis si le modèle des licences s'est révélé plutôt mal adapté, par exemple, au prêt numérique...
Valls établira finalement un programme des actions européennes de la France, assez fidèle à ce que demandent les ayants droit et les industries culturelles : la lutte contre le piratage (avec la promesse « d'aller plus loin », si besoin), la régulation des grandes plateformes numériques, la lutte contre la déloyauté commerciale et les inégalités fiscales, le tout pour la construction du projet européen. Où le droit d'auteur sera une pierre angulaire, d'après les plans du gouvernement.
Colloque "L'avenir du droit d'auteur en Europe...par culture-gouv
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