Chaque semaine, ActuaLitté, en partenariat avec l'association Effervescence, réunissant les étudiants et anciens élèves du Master Édition et Audiovisuel de Paris IV-Sorbonne, vous donne rendez-vous : retrouvez dans les colonnes de notre magazine une chronique, réalisée par les étudiants de la formation, racontant la vie du Master et de l'association. Cette semaine, voici un résumé de la passionnante master class organisée par Effervescence et qui a réuni ce samedi 16 novembre quelque 80 spectateurs captivés.
Le 19/11/2013 à 11:23 par Association Effervescence
Publié le :
19/11/2013 à 11:23
Samedi dernier, au centre universitaire Malesherbes de Paris-Sorbonne, a eu lieu une rencontre qui répondait de manière symbolique à la volonté du Master Lettres modernes appliquées de Paris 4 d'associer les mondes de l'édition et de l'audiovisuel.
Il s'agissait de réunir, à l'occasion d'une master class coordonnée par Jean-Louis Jeannelle (maître de conférence à Paris 4), deux hommes emblématiques tant de l'art littéraire que cinématographique : Jean-Claude Carrière, scénariste et écrivain renommé dont la carrière est étroitement associée à l'histoire du cinéma français de la seconde moitié du XXe siècle, et Atiq Rahimi, réalisateur et romancier d'origine afghane qui a été récompensé par le prix Goncourt pour son roman Syngué Sabour - Pierre de Patience. C'est autour de cette œuvre qu'ils se sont unis en 2008, donnant une illustration féconde de la complicité intellectuelle et artistique qui les unissait déjà auparavant : ils ont écrit à quatre mains le scénario de l'adaptation cinématographique du roman, qui a ensuite été réalisée par Atiq Rahimi.
Du livre au scénario
Dès la première lecture du livre, l'idée d'une transposition à l'écran s'est imposée à Jean-Claude Carrière : il affirme avoir d'emblée vu « en transparence » le film que le texte recelait. Mais la conviction du scénariste s'est d'abord heurtée au scepticisme d'Atiq Rahimi. Comment transposer à l'écran cette œuvre reposant essentiellement sur deux personnages, dont l'un est muet et inanimé, et dont l'autre à l'inverse ne cesse de parler ? Au contraire, aux yeux de Jean-Claude Carrière, le roman reposait sur une situation dramatique par excellence : le face à face entre un homme et une femme, qui fait de son époux paralysé sa « pierre de patience », le récipiendaire de ses pensées les plus intimes, en lui dévoilant tous les secrets de son âme.
De cette confession qui semble ne jamais vouloir prendre fin naît une tension singulière, car la légende de la pierre de patience veut que cet objet magique finisse par exploser à force d'aveux. Jusqu'à quand la pierre va-t-elle tenir ? Mais le caractère dramaturgique de ce texte n'est pas la seule chose qui ait frappé Jean-Claude Carrière : il a aussi insisté sur l'universalité du roman d'Atiq Rahimi, qui se passe ailleurs mais parle à tous : « Pour qu'une histoire aille partout, il faut qu'elle vienne de quelque part. » Le destin de cette femme afghane, qui tente de survivre dans une ville (Kaboul ?) sens dessus dessous, était susceptible de résonner en chacun de nous.
Atiq Rahimi a fini par se laisser convaincre de réaliser ce « film qu'il avait écrit malgré lui », pour reprendre les mots de Jean-Claude Carrière. Les deux hommes se sont d'abord retrouvés pour échanger autour d'un exemplaire du livre, qu'ils ont annoté ensemble tout en se prêtant à l'exercice de la lecture à voix haute. Le scénariste a pu poser à Atiq Rahimi les questions qu'il avait en tête, poussant l'écrivain afghan à s'interroger sur ses propres motivations. Après cet échange approfondi, Jean-Claude Carrière a rédigé un scénario qu'il a ensuite mis de côté, selon sa méthode de travail habituelle, afin de laisser cette première version reposer et, le cas échéant, se transformer.
Dans le cas de Syngué Sabour - Pierre de Patience, cette force que Jean-Claude Carrière appelle « le travailleur invisible » a bien fait son œuvre et a permis au texte scénaristique de suivre sa propre évolution naturelle – mais le scénariste n'a toutefois pas manqué d'insister sur le colossal travail d'écriture et de réécriture qui précède tout tournage de film.
S'adapter au langage du cinéma
Ce travail est d'autant plus complexe lorsqu'il s'agit d'adapter un livre au cinéma. Cette transposition implique en effet un changement de mode d'expression : on passe du langage littéraire au langage cinématographique, lui-même constitué de nombreux éléments, comme les répliques, le décor, les mouvements de caméra, le jeu des acteurs… Pour Jean-Claude Carrière, l'œuvre d'Atiq Rahimi était l'occasion d'explorer une autre modalité de ce langage. Avec le passage à l'écran, il a en particulier fallu renoncer au narrateur immobile, enfermé dans la chambre du blessé, dont la perspective dominait le roman. Pour le film, les deux hommes ont choisi d'adopter le point de vue de la femme.
Jean-Claude Carrière souligne qu'une adaptation au théâtre aurait infiniment moins convenu à l'œuvre qu'une transposition à l'écran : le cinéma permet en effet de créer une impression d'intimité et de proximité qui fait préci sément la force de ce film. La caméra suit dans ses allées et venues cette femme en détresse, qu'elle soit en train de se confier à son mari, de marcher dans les rues et ou de rendre visite à sa tante. Le lieu central du film reste toutefois la chambre du malade dont l'espace circonscrit gagne dans le film une profondeur et une épaisseur particulières grâce à l'important travail effectué par les techniciens sur la luminosité ainsi que sur la bande son, et ce en dépit du budget limité dont disposait le film.
Le passage à l'écran impliquait aussi d'éliminer tout ce qui relevait proprement de la littérature et ne pouvait pas être filmé. Par nature, le film est plus elliptique que le roman : c'est au spectateur qu'il incombe de « remplir les vides », comme l'a fait remarquer Jean-Claude Carrière.
Lui et Atiq Rahimi sont d'emblée tombés d'accord pour limiter autant que possible le recours au flash-back. L'ambition de l'adaptation cinématographique n'était pas d'illustrer le propos de la femme, de mettre en images ce qu'elle raconte, mais bien de « filmer la parole » pour reprendre les mots du réalisateur franco-afghan. Avec le passage du texte à l'écran, l'enjeu de l'œuvre avait changé : « Le livre est sur le corps, le film sur la parole », a affirmé Atiq Rahimi. C'est bien la prise de parole du personnage principal qui est mise en scène dans ce film, le simple fait de s'exprimer constituant en soi un message et une annonce dans une société où les femmes sont souvent réduites au silence et où le non-dit règne.
L'importance de la langue
La langue apparaissait donc comme un enjeu central de l'œuvre. Syngué Sabour a en réalité été le premier roman d'Atiq Rahimi écrit en français, après trois ouvrages rédigés en persan. Au moment de l'adaptation, la question du choix de la langue s'est ainsi rapidement posée. Fallait-il de nouveau avoir recours au français ou bien, comme la plupart des producteurs le souhaitaient, passer en langue anglaise ? (L'actrice Pénélope Cruz a même été proposée à Atiq Rahimi.)
Mais c'est finalement une autre langue qui s'est imposée : le dari, le persan afghan. Par conséquent, il a fallu trouver pour le rôle principal une actrice persanophone, et Atiq Rahimi a choisi, sur les conseils de Jean-Claude Carrière, la comédienne Golshifteh Farahani. Les deux hommes ont salué de concert la performance de la jeune femme, qui a selon eux réussi à transfigurer le scénario en allant encore plus loin que ce qu'ils avaient imaginé. D'après Jean-Claude Carrière, « le très grand acteur est celui qui ne parle pas seulement avec sa bouche, mais aussi avec son corps et même avec tous les meubles et les objets qui l'entourent ».
Le choix de la langue persane répondait par ailleurs à un désir profond d'Atiq Rahimi : faire connaître dans son pays natal un roman qui n'y a été que peu lu, notamment parce qu'il s'agissait d'une œuvre écrite en français. De fait, le film a ainsi pu circuler plus aisément en Asie centrale, même si cette diffusion s'est faite principalement de manière officieuse. Atiq Rahimi a en tous les cas réussi son pari de « traduire son œuvre du français au persan », pour reprendre l'image qu'il a utilisée. « J'ai fait ce film pour ceux qui ne veulent pas le voir », a conclu le romancier et réalisateur, tout en soulignant qu'il n'avait pas voulu livrer ici une image fidèle de la société afghane : « Le cinéma et la littérature ne sont pas le reflet de la réalité mais d'un monde possible. »
En attendant la mise en ligne sur notre chaîne Youtube de la captation vidéo de cette master class, vous pouvez retrouver les photos sur la page Facebook d'Effervescence.
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