En juin dernier, la diffusion d'un texte en réaction à la fermeture de bibliothèques de la ville de Grenoble, sur plusieurs sites et notamment dans nos colonnes, a suscité de nombreux débats au sein de la profession. Réactionnaires pour certains, salutaires pour d'autres, les points de vue exposés sur le concept de « troisième lieu », notamment, et l'avenir des bibliothèques, ont été jusqu'à agiter le congrès annuel de l'Association des Bibliothécaires de France... Les signataires de ce texte, Et tout le monde déteste le Tiers lieu !, ont souhaité préciser leurs convictions et répondre aux détracteurs.
Dokk1, Aarhus, Danemark (Insights Unspoken, CC BY-SA 2.0)
Le texte « Et tout le monde déteste le Tiers lieu ! », au départ simple tract distribué à une centaine d'exemplaires lors d'un rassemblement contre la fermeture de bibliothèques municipales à Grenoble, en juin dernier, a été publié, relayé et fort commenté par les professionnel.le.s des bibliothèques sur Internet. Preuve sûrement que, malgré un ton tranchant, il mettait les pieds dans le plat au sujet du fameux concept de « bibliothèque troisième lieu ». Comme nous pouvions nous y attendre, il a déplu à celles et ceux qui en font la promotion. Deux semaines après sa publication sur ce site, Actualitté a ainsi demandé à Amandine Jacquet, « bibliothécaire-formatrice qui a coordonné l'écriture du médiathème Bibliothèques troisième lieu, publié par l'ABF », ce qu'elle en pensait. Voici ce qu'elle déclarait à ce propos :
« [...] le ou les auteurs de cette tribune admettent qu'ils n'ont pas lu le mémoire de Mathilde Servet, et ne citent pas le Médiathème Bibliothèques troisième lieu, donc j'imagine qu'ils ne l'ont pas lu non plus. Sur l'un des sites où la tribune a été publiée, j'ai publié un commentaire pour offrir la toute nouvelle 2e édition revue et augmentée du Médiathème Bibliothèques troisième lieu de la part de l'ABF, sans retour pour l'instant. »
En effet, voici le commentaire de cette dernière sur Indymedia Grenoble :
« Cher Anonyme, auteur de ce billet, attribuant votre méconnaissance du concept de bibliothèque troisième lieu à votre manque d’information, l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) serait heureuse de vous offrir un exemplaire de la version 2017, revue et augmentée, de son ouvrage Bibliothèques troisième lieu. Nous vous invitons à venir le retirer au stand de l’ABF lors de son congrès qui se tiendra à Paris du 15 au 17 juin 2017. Si vous n’aviez pas la possibilité de vous y rendre vous-même, vous pouvez tout à fait mandater l’un de vos collègues pour récupérer l’ouvrage à votre place. Bien cordialement, pour l’ABF, Amandine Jacquet »
Passons sur le ton légèrement provocateur que peuvent avoir ces déclarations, dans un contexte tendu entre les bibliothécaires de Grenoble et l'ABF (lire par exemple cet article). Madame Jacquet, pour vous éclairer sur notre propos, il ne s'agit pas de « méconnaissance » ou de « manque d'information ». Il s'agit plutôt de désaccord et de politique. En effet, c'est justement parce que l'auteur du tract a lu et annoté le mémoire de Mme Servet et le livre de l'ABF — sans compter le flot de références à ce concept déversé dans les formations professionnelles — que le texte « Et tout le monde déteste le Tiers lieu ! » a vu le jour. On peut lire la Bible et douter que Jésus ait vraiment ressuscité. On peut aussi lire L'Effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France : ses causes, ses conséquences, ou bien Crépuscule des bibliothèques, et y trouver davantage de résonnances avec la réalité du métier que dans bien des congrès. Peut-être le désaccord entre les promoteurs du concept et un nombre important de bibliothécaires tient-il au fait que l'on ne parle pas la même langue.
On pourrait bien évidemment réduire le conflit à une opposition entre des personnes dynamiques et tournées vers l'avenir d'un côté et des individus renfrognés, recroquevillés sur le passé de l'autre. Cela serait bien pratique pour couper court au débat. Cela a déjà été fait maintes fois. Pour notre part, nous choisissons de chausser d'autres paires de lunettes pour observer les divergences et faire émerger des catégories différentes : cadres, formateurs et formatrices, catégories A d'un côté ; professionnel.le.s de terrain de l'autre. Ou encore : l'opposition ne se situe-t-elle pas entre partisan.e.s d'une forme de fuite en avant, dans une chasse éperdue à l'usager d'un côté et professionnel.le.s tentant tout simplement de garder la tête froide de l'autre (non sans humour parfois, comme ici) ? Nous n'irons pas jusqu'à réduire tout cela à la vieille discorde entre théorie et pratique, mais nous ne pourrons pas nous empêcher d'y penser. Il semble en tous cas que la ligne de partage soit tracée face à une peur panique des profesionnel.le.s des bibliothèques : être has been.
Malheureusement, à se prendre le bec autour d'une idée, on en oublie parfois les conditions de travail actuelles, ou qui en découlent. Sous-effectif, méthodes managériales importées du privé, suppressions de postes, règne de la statistique pour guider les politiques documentaires, non-renouvellement des départs en retraite, contrats précaires à la pelle, recours massif au bénévolat, missions de plus en plus tournées vers l'image et la rentabilité politicienne : derrière l'image d'Épinal de la planque tranquille, le métier de bibliothécaire n'a pas fière allure. Or les débats autour du « troisième lieu » ont tendance à placer magiquement la profession au-delà des conflits (de classe, notamment), dans un monde enchanté où tout le monde vivrait son métier telle une vocation illuminée.
Ainsi, pour Madame Jacquet, le troisième lieu « consiste à privilégier la relation humaine », élan bien évidemment largement partagé, mais parfois difficile à atteindre avec des budgets en baisse, des bibliothèques de quartiers populaires qui ferment leurs portes et des agents précarisés. Pourquoi la promotion du « troisième lieu » ne va-t-elle pas de pair avec une mobilisation sur les conditions de travail ? Avec l'exemple grenoblois, la réponse saute aux yeux : l'idée de « bibliothèque troisième lieu » émerge au moment même du démantèlement du réseau des bibliothèques municipales, elle accompagne sa casse. Le « troisième lieu » qu'on nous offrirait ici, à reculons, après un an de lutte sans relâche, fonctionnerait en effet avec une surface et un effectif réduits de moitié, sans garantie aucune sur le budget. Nous ne reviendrons pas ici sur l'invitation faite au maire Eric Piolle par l'ABF, qui a déjà été documentée sur ce site. Aux dernières nouvelles, l'édile local a carrément annulé la votation citoyenne (outil de démocratie participative faisant partie de ses engagements de campagne) qui devait avoir lieu sur le sujet. Où l'on voit que le fait de « privilégier la relation humaine » est une notion élastique... Il avait d'ailleurs fallu lui apprendre que les bibliothécaires travaillaient aussi en dehors des heures d'ouverture au public, notamment pour préparer et animer pléthore d'activités qui n'ont rien à envier aux bibliothèques estampillées « troisième lieu ».
Il n'y a donc pas méprise, méconnaissance ou réticences de la part de certain.e.s professionnel.le.s, mais bien un refus argumenté, basé sur l'observation, l'expérience et la réflexion.
D'ailleurs, en regardant du côté d'autres services publics, on constate bien que ce sont exactement les mêmes logiques qui sont à l'œuvre, parfois sous d'autres vocables tout aussi pompeux que « troisième lieu ». À La Poste et à France Télécom, à la SNCF, dans les hôpitaux, ce sont les mêmes ingrédients : réduction de personnel, remplacement par des machines, fonctionnaires restants qui deviennent des marchands de tapis courant en tous sens, « co-construction » fallacieuse de projets, éloignement des usagers par le biais d'internet.
« – Bonjour, je viens vous voir car je voudrais continuer à recevoir mes relevés de Compte Chèque Postal, normalement, par courrier et pas par mail, s'il vous plait.
– Ah il faut vous connecter sur votre compte client monsieur, ici je ne peux rien faire, désolée. Mais vous souhaitez peut-être profiter de notre promotion exceptionnelle sur les forfaits de téléphones portables ? Non ? Alors au revoir, bonne journée monsieur. »
Heureusement, l'aménagement a été entièrement revu pour être plus accueillant et plus fluide : plus de gros comptoir mais des petits pupitres où l'on se tient debout, un canapé, un piano, un babyfoot, des couleurs vives !
Demandez aux personnes qui travaillent là comment elles se sentent, écoutez leurs réponses sur l'absurdité de certains ordres et le gouffre entre la com' et ce qu'elles vivent au quotidien, mesurez par vous-mêmes les effets de ces « modernisations » au-delà des auto-congratulations des cadres supérieurs. En tant qu'usager.e.s comme en tant que professionnel.le.s, est-ce cela que nous voulons ?
Les bibliothèques peuvent avoir un rôle éminemment important à jouer dans un monde en proie aux élans nihilistes. Quand tout s'accélère perpétuellement, l'audace ne serait-elle pas de ne pas sauter les yeux fermés dans le train du progrès ? Pour contribuer à redonner du sens, les bibliothèques ne pourraient-elles pas justement prendre le temps de la réflexion, s'inscrire dans une forme de sérénité, plutôt qu'appliquer à la baguette les mêmes recettes que tout le monde ? Si nous voulons privilégier les relations humaines, ne devrions-nous pas nous méfier des idées déshumanisantes, quand bien même elles apparaissent sur un canapé violet, devant un mur vert anis, un cappucino à la main ?
Des bibliothécaires des Alpes, août 2017
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