Réunissant des années de recherches, Heide Goettner-Abendroth a fait paraître dans son ouvrage Les sociétés matriarcales, une étude qui fera date. Une somme d’information et d’analyse colossale, dont ActuaLitté, en partenariat avec les éditions des femmes — Antoinette Fouque, diffuse les bonnes feuilles.
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La culture des Haudenosaunee, ou Iroquois, est bien connue grâce aux descriptions faites par des Européens. En 1724, le missionnaire français La tau a été l’un des premiers à rendre compte de leurs institutions sociales. Un siècle après, Lewis Henry Morgan écrivit son classique League of the Haudenosaunee, or Iroquois (1851), qui a eu des répercussions considérables en Amérique du Nord et en Europe.
Morgan devait la précision de sa présentation de la culture Iroquoise traditionnelle à son informateur, le Seneca Häsanoan’da (chef Ely S. Parker), mais il a fait montre, dans son introduction — où il présentait sa propre théorie des stades de l’histoire, ou théorie de l’évolution unilinéaire — du caractéristique racisme blanc envers les autres peuples et les autres cultures. Aujourd’hui, les chercheuses et chercheurs autochtones présentent eux-mêmes leurs cultures, comme l’a si bien fait Barbara Alice Mann pour les Iroquois, mettant l’accent sur les femmes iroquoises et l’histoire authentique de leur propre peuple ancrée sur une connaissance traditionnelle.
Selon leur tradition orale, les peuples Iroquois se sont dirigés vers l’est à partir de l’extrême nord-ouest, jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés par les eaux impressionnantes du Mississippi et de l’Ohio. Apparentés à eux, les Cherokees de langue iroquoise et les Lenapés de langue algonquine racontent la même histoire. Pour des raisons inconnues, les Cherokees se sont séparés des Iroquois et se sont mis à partir vers l’est beaucoup plus tôt, de sorte que leurs langues ont divergé; les linguistes estiment que cela s’est produit vers 2000 avant notre ère.
Quand les Cherokees ont croisé le Mississippi sur leur route vers l’est, en arrivant dans l’immense vallée fertile de l’Ohio, ils ont rencontré l’ancienne et remarquable culture des premiers Mound Builders (dite «culture Adena» par les archéologues). Les Cherokees ont donné à ce peuple le nom de «Peuple aux Yeux de Lune» — détail fort intéressant, car cela indique que les Adena ne ressemblaient pas aux Cherokees et qu’ils étaient probablement astronomes.
Ceux du Peuple aux Yeux de Lune, selon les archéologues, ont pratiqué l’horticulture depuis 2500 avant notre ère environ en certains endroits autour de la vallée du Mississippi – l’immense réseau rami é de voies fluviales s’écoulant vers le sud en direction des Antilles, du Mexique et du Yucatán. Dans leur première horticulture, tournesol, chénopode, amarante, renouée, matricaire, courge, potiron et quelques premières variétés de maïs étaient cultivés parallèlement à la pratique traditionnelle de la chasse et de la cueillette. Les produits de ces travaux d’horticulture ne fournissaient pas encore leur nourriture principale, mais les archéologues pensent qu’ils étaient stockés comme réserves en prévision de périodes de disette, bien que la tradition orale suggère que l’utilisation à des fins cérémonielles aurait alors pu être fondamentale.
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Cette première culture s’est répandue aussi loin que la vallée de l’Ohio, où elle a ensuite évolué en culture Adena, à peu près à partir de 1100 avant notre ère. Là, ceux du Peuple aux Yeux de Lune ont construit les grands ouvrages de terre que l’on peut voir encore aujourd’hui — cercles, tertres funéraires, et énormes murs de terre dont certains de plus de 100 mètres de long. Ils étaient érigés comme enceintes sacrées plus que comme ouvrages défensifs, et étaient assortis d’un grand nombre de tertres funéraires.
Les morts étaient ensevelis avec de précieux objets funéraires de pierre taillée et de cuivre martelé — un indice du vaste réseau commercial déployé le long des fleuves. Les plus frappants de ces objets sont les pipes tubulaires figuratives, souvent taillées en forme d’animaux, qui indiquent que ceux du Peuple aux Yeux de Lune disposaient déjà de tabac et fumaient la pipe rituelle.
Certains archéologues avancent que la pratique autochtone de fumer rituellement, ainsi que la plante de tabac elle-même, a pour origine l’Amérique du Sud. L’hybridation de la plante qui a engendré les haricots et un maïs de meilleure qualité — devenus ainsi l’alimentation de base — trouve son origine au Mexique et dans les Antilles. L’architecture des ouvrages de terre évoque aussi le sud, où des ouvrages de terre du Néolithique ancien sont connus dans le delta de l’Amazone et se rencontrent en grand nombre le long de la côte pacifique du Mexique, s’étendant du Chiapas au Guatemala sur le golfe de Tehuantepec.
Les Cherokees sont arrivés du sud-ouest entre 200 et 100 avant notre ère dans la zone de la culture Adena. Contrairement à l’idée communément admise, ils n’ont pas éliminé le Peuple aux Yeux de Lune, mais ils se sont unis à eux par intermariage. Cela est attesté non seulement par la tradition cherokee, mais également par le fait que les pratiques culturelles des Mound Builders ont été perpétuées par les Cherokees.
Cette union des influences du sud et du nord a permis à la culture d’atteindre un niveau extrêmement élevé (que les archéologues appellent «culture Hopewell»), qui a continué à s’épanouir jusqu’en 400 de notre ère. La culture Hopewell a poursuivi toutes les traditions de l’Adena, mais les a dépassées en ampleur et en complexité — il y avait des villes. Les objets funéraires très élaborés en céramique et en cuivre — pipes sculptées en forme de silhouettes et de portraits, œuvres incluant des métaux rares et des pierres précieuses — révèlent l’existence d’un vaste réseau commercial le long des voies fluviales parcourues en canoë.
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Ce réseau, qui suivait les cours du Mississippi, du Missouri et de l’Ohio, couvrait la majeure partie du continent nord-américain et mettait nombre de peuples autochtones en contact avec la culture Hopewell. Rayonnant à partir de l’Ohio, la terre originelle, l’art des tertres funéraires s’est largement répandu; finalement, des dizaines de milliers de ces tertres ont été érigés à travers tout le continent, des forêts orientales à la côte du golfe du Mexique et aux prairies occidentales, et au nord à l’actuel parc de Yellowstone.
Plus tard, la culture Mound Builder s’est effondrée en ses centres géographiques, mais elle était si répandue qu’elle n’a pas totalement disparu. À ses marges extérieures, dans le Wisconsin, l’Iowa et le Minnesota, elle a continué à évoluer pendant quelques centaines d’années et, après l’an 700, elle a donné naissance à quelques-uns des plus remarquables sites de tertres en effigie qui soient. Ces tertres étaient façonnés comme des sculptures de terre figurant des panthères, des ours, des oiseaux ou des humains; et l’un des plus célèbres exemples subsistant est le tertre du Grand Serpent, dans l’Ohio.
Selon la tradition orale autochtone, vers l’an 400 les peuples alliés des Lenapés et des Iroquois ont chacun voyagé, au cours de leurs migrations, vers l’est jusqu’au Mississippi. Là, ils se sont une fois encore rencontrés dans la recherche d’un nouveau foyer. Lorsque les Lenapés ont essayé de franchir le grand fleuve, les Cherokees les ont attaqués, mais les Iroquois sont venus à leur secours. Après quoi Iroquois et Lenapés ont combattu côte à côte, ouvrant la voie vers l’est et conquérant la vallée de l’Ohio par une succession de grandes batailles.
Vers 550, ils avaient repoussé les Cherokees vers le sud dans la région du fleuve Tennessee et des monts Appalaches, et jusqu’à la côte atlantique. Les vainqueurs se sont partagé l’immense région, les Lenapés s’installant dans la vallée de l’Ohio, tandis que, suivant leurs traditions, les Iroquois se sont établis dans la vaste zone qui s’étend de la côte atlantique aux Grands Lacs – une zone qu’ils considèrent être leur territoire autochtone originel aujourd’hui encore.
Au fil du temps, ils ont regroupé leurs petites implantations très disséminées en villages et en villes, entourés de palissades érigées sur les rives des fleuves et au bord des lacs. Chaque village ou ville était constitué de plusieurs maisons longues couvertes d’écorce d’orme, et dans chaque maison vivait un clan. La construction de palissades fortifiées visait à riposter à la multiplication des attaques menées par d’autres groupes, tels les Algonquins dans le nord.
De l’an 800 jusqu’à 1400 environ, la culture Mound Builder des Forêts de l’Est («Eastern Woodlands») — préservée par différents peuples, y compris les Iroquois — a connu un autre renouveau considérable. Il y eut non seulement une prolifération de tertres dans les immenses territoires le long des rives du Mississippi, du Tennessee et de l’Ohio et dans la région des Grands Lacs, mais aussi une augmentation substantielle de la taille des villes et des complexes de temples.
Par exemple, à Cahokia (de 600 à 1200, Illinois, 10000 habitants) et à Moundville (de 1200 à 1400, Mississippi Moyen, 3000 habitants), les enceintes sacrées étaient immenses (Cahokia, 13 kilomètres carrés), comprenant une multitude de tertres funéraires et de pyramides aplaties au sommet servant d’assise aux temples et aux lieux d’habitation. La plus grande pyramide est longue de 316 mètres, large de 241 mètres et haute 30 mètres. Les ouvrages de terre cérémoniels complémentaires sont devenus de plus en plus élaborés : cercles, rectangles, carrés, octogones (par exemple, les Newark Earthworks). Ces villes et ces lieux sacrés étaient reliés entre eux par un réseau de routes.
D’un point de vue sociohistorique, la culture Adena — la culture du Peuple aux Yeux de Lune, fort probablement originaire du sud (Antilles ou Mexique) — peut être comprise comme une extension à l’extrême nord-est d’un ordre social matriarcal méridional. Toutefois, les autres peuples venus de l’ouest — Cherokees, Lenapés et Iroquois — possédaient également un ancien ordre social matriarcal. Ils rapportent que, non seulement dans les tout premiers temps, mais aussi bien plus tard, les femmes âgées du clan, ou «Grands-Mères» ont pris la tête des migrations de leurs peuples.
Cet ordre social est aussi attesté par l’organisation clanique et tribale qui, en ce qui concerne les vastes territoires des Natchez dans le sud-est, des Iroquois dans le nord-est, et des Crows, des Hidatsas, des Mandans et des Arikaras dans le nord-ouest, est restée matriarcale aussi tardivement qu’à l’ère de l’anthropologie moderne.
Selon leurs propres déclarations, c’est toujours le cas, et ils s’emploient aujourd’hui à redonner son lustre au matriarcat. La prétendue organisation patriarcale leur a été imposée par les Euro-Américains. Les structures matriarcales étaient largement répandues et omniprésentes chez les peuples autochtones d’Amérique du Nord.
Compte tenu de ce contexte, il est évident que l’image des femmes indiennes présentées comme «squaws» soumises et dépravées doit être réfutée, et considérée comme une projection, un fantasme, de conquérants blancs européens et américains.
Chose remarquable, dans les tout premiers temps, les Mound Bilders ont assis leur influence culturelle par le commerce, non par la guerre. La culture Hopewell n’était pas un empire : il n’existe pas de fortifications. À partir de l’an 800 de notre ère, l’importation de nouvelles sortes de maïs mexicain a procuré à l’Ohio central et aux vallées fertiles du Mississippi un bon niveau nutritionnel; cependant, cela a aussi entraîné une augmentation de la population et de la concurrence pour les rares terres alluviales.
Les tendances patriarcales sous forme de belliqueux conflits et luttes à propos des terres sont apparues pour la première fois en certains endroits, et le long des rives de l’Ohio les descendants de la culture Hopewell ont commencé à se servir de leur expertise dans la construction d’ouvrages de terre pour édifier des fortifications ponctuées de palissades, comme dans le cas de la culture «Fort Ancient» des Shawnees.
Cahokia, dans l’Illinois, et Moundville, en Alabama, ont évolué en cités-États dotées de structures de classes patriarcales de type mexicain. Cette période, connue comme culture du Mississippi Moyen, a été façonnée par les ancêtres des peuples de langue lakota. Vers 1450, des maladies comme la tuberculose — provoquées principalement par la surpopulation — ont causé l’effondrement de la culture du Mississippi Moyen. Leurs descendants lakota sont restés dans cette région et ont continué à pratiquer l’agriculture; ils n’en ont été expulsés qu’en 1850 par les colonisateurs blancs américains, qui les ont contraints à aller vivre ailleurs.
Dossier - Les sociétés matriarcales : les cultures autochtones dans le monde
Heide Goettner-Abendroth ; Saskia Walentowitz ; trad. Camille Chapla – Les sociétés matriarcales ; recherches sur les cultures autochtones à travers le monde – Des Femmes Antoinette Fouque – 9782721007018 – 25 €
Paru le 19/09/2019
574 pages
Editions des Femmes
25,00 €
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