« Philosopher n’est pas régner sur les connaissances du reste du genre humain comme un lointain propriétaire terrien sur des domaines qu’il administre nonchalamment et ne visite jamais. » (Revel, La connaissance inutile) Visitons ensemble le domaine de Jean-François Revel. Son nom est familier à ceux qu’intéressent les joutes politiques qui eurent lieu entre les années soixante-dix et le début du vingt et unième siècle. C’est un nom aimé ou détesté selon le bord duquel on considère ces choses. Par Antoine Cardinale.
Le 21/03/2021 à 09:00 par Les ensablés
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21/03/2021 à 09:00
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Son œuvre appartient donc principalement au monde de la controverse politique, mais aussi, par la formation qui fut la sienne, par la hauteur où il situe sa critique, à celui de la philosophie.
Certes les livres par lesquels il alimenta régulièrement ces controverses, grands succès de librairie, sont aujourd’hui moins lus. On gagnerait cependant à les rouvrir, car il fut un libéral d’une espèce assez rare en France. S’il appartint clairement à la gauche, la publication de Ni Marx ni Jésus en 1970, puis La tentation totalitaire en 1976, ouvrages dans lesquels il rend compte de l’échec total du socialisme, le firent tomber à droite. Celui qui repéra dans l’antilibéralisme la convergence entre l’extrême droite et l’extrême gauche reconnaîtrait dans notre époque un paysage familier ; j’ajoute qu’en signalant que la première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge, il continue, hélas, à nous éclairer utilement. Plutôt que dans la droite de gouvernement, on le situerait aujourd’hui pas très loin des libertaires et si on devait céder à l’absurde tentation de faire parler celui qui s’est tu, je jurerai qu’il serait partisan de la légalisation du cannabis, qu’il aurait écrit une défense de l’intelligence artificielle ou celle du génie génétique ; qu’il aurait visé le communisme chinois comme il le fit pour la croulante URSS.
On l’aura compris, défenseur de la liberté et de la raison, il fut l’ennemi du conformisme et de la confusion intellectuelle, et à ce titre il traqua etdénonça ces travers dans la politique et dans la philosophie. Et les arts ?
Nous allons examiner un ouvrage singulier dans son œuvre : L’œil et la connaissance. Il s’agit d’un recueil d’articles consacrés à l’art, articles rassemblés à la fin de sa vie, au moment où il publie ses Mémoires, LeVoleur dans la maison vide. Jean-François Revel n’a pas jugé inutile de regrouper ces articles qui remontent aux années cinquante et on peut penser qu’il y attachait plus d’importance qu’il ne l’avoue. Je veux penser qu’il voulut compléter ses Mémoires en documentant, à part, son attirance pour les arts.
Les articles furent écrits entre 1957 et 1966 pour Connaissance des arts et pour l’Œil. Jean-François Revel ne prétend pas à des découvertes ni même à des analyses complètement originales. Il réalise, de son propre aveu, un travail de vulgarisateur, mais sans simplifier les problèmes et sans brouiller les données. Il choisit assez souvent de sortir des sentiers battus de l’histoire de l’art et d’éclairer un domaine peu connu, ou une question ressassée par ailleurs, mais observée sous un angle original. Une exposition, un livre ou l’actualité artistique forment généralement le support de l’article.
Il aime, en rationaliste, définir clairement les problèmes, améliorer les définitions. Mais par-dessus tout, en admirateur de Hippolyte Taine, il met en avant les personnalités représentatives : peintres et architectes bien sûr, ou grands écrivains comme Taine ; mais aussi les personnalités périphériques qui constituent l’écosystème de l’art : les collectionneurs, comme Jacques Doucet, les marchands comme Paul Guillaume, les figures curieuses comme le consul Smith, Charles Henry, le chercheur un peu fou ou bien le guide Karl Baedeker. Par-là, il réussit à être un bon pédagogue, ce à quoi, souligne-t-il tranquillement, mon métier de professeur me prédisposait.
Le livre ne reprend pas, et c’est bien regrettable, les articles que Jean-François Revel écrivit pour le Figaro, pour L’Express et d’autres publications et dont on trouvera quelques échantillons dans Contrecensures.
C’est donc au journaliste que nous allons nous intéresser : non pas au journaliste politique, mais à celui, moins connu, que M.Fumaroli nomme l’autre Revel, (cette désignation est bien sûr un procédé rhétorique, fait pour piquer notre curiosité, à la façon de ces journaux qui titrentsur La vie caché de… et Revel eût trouvé à redire à cette idée sensationnelle de dédoublement de la personnalité).
Dans sa préface, l’auteur avoue que si sa passion pour l’art fut ancienne, c’est à Florence, de 1952 à 1956, dans l’amitié de Bernard Berenson et de Roberto Longhi, éveilleurs prodigieux, que se dévoila pour lui ce qu’il appelle l’histoire de l’art sérieuse. Il découvrit alors que cette discipline, dont on comprend entre les lignes qu’il ne la tenait pas en haute estime, pouvait conjuguer le respect de sources historiques, la rigueur de l’analyse et le talent littéraire. Il enseigna quatre années à Florence. Ce normalien à la solide structure intellectuelle se forma à l’art selon ses propres moyens, au contact des œuvres elles-mêmes et par de nombreuses rencontres, et particulièrement celles de maîtres de toutes nationalités qui allaient le mettre à l’abri, dans ce domaine comme dans les autres, de ce provincialisme qui est la plaie de la culture de notre temps.
Il en profite pour écrire un livre curieux, Pour l’Italie, qui offre une image bien éloignée, hypercritique et pernicieuse, des poncifs du tourisme romantique. Il faut s’intéresser un peu à ce livre qui est comme la préface vécue d’une expérience esthétique totale. Jean-François Revel s’y livre à un ahurissant jeu de massacre dans lequel la mauvaise foi et l’exagération ne sont pas toujours absentes. Ce travail d’ethnographe un peu malveillant reçut les félicitations de Claude Lévi-Strauss — qui n’avait pour ainsi dire jamais mis les pieds en Italie —, et de Louis Althusser qui fut le professeur de Revel à l’École Normale.
L’auteur décrit l’Italie de 1956 : un pays où, selon lui, on ne connaît plus la musique ni la peinture ; dans lequel les cercles cultivés, en fait de littérature, vénèrent encore et presque seulement Manzoni. Le goût est provincial et ombrageux ; on jalouse les nouvelles capitales de l’art modernes, et partant, les tendances qui s’y développent. Et cependant, par extraordinaire, l’Italien cultivé pousse l’audace vers la création contemporaine, il se dirige vers des œuvres et des artistes sans intérêt qui singent les avant-gardes de Paris et de New York. Ce qui n’empêche pas le même Italien de s’imaginer que le monde entier a les yeux tournés vers les grandes époques de l’art italien.
Dans l’Italie de Revel, l’art et la morale sont célébrés partout, et ne sont nulle part : c’est le peuple le plus matérialiste du monde et le plus tranquillement immoral. La cuisine est limitée à quelques plats assez identiques, réalisés ad nauseam ; les cuisines venues d’ailleurs y sont absolument ignorées et les cocktails qui réjouissent Saint-Germain parfaitement inconnus. Les femmes sont désespérantes de conformisme, et quoique jolies, elles sont affligées d’une sorte delaisser-aller qui décourage toute séduction : leur jeunesse n’est de toute façon pour elles que l’ennuyeuse salle d’attente d’un mariage avantageux. Les professeurs, souvent de qualité, doivent faire avec des étudiants parfaitement nuls, et les examens se réduisent à une ennuyeuse conversation dans laquelle l’étudiant — c’est l’exercice convenu — doit tenter d’émouvoir le professeur. On met en avant combien le diplôme est nécessaire pour avoir une place, pour pouvoir se marier ou pour rendre à ses parents tout le bien qu’ils ont fait.
C’est essentiellement un peuple névrosé, des hommes et des femmes incapables de relations simples et saines, un milieu intellectuel de valeur souvent, mais prolétarisé et comme dépaysé dans son propre pays ; l’Église catholique, dictant des mœurs absurdes et un Parti communiste puissant, mais d’un désespérant conformisme moral.
L’auteur, on l’a dit, exagère et déforme. Les énormités tombent dru : la peinture italienne est inférieure à tout : c’est dans Rembrandt et Goya que se trouvent les bons exemples à admirer, et même Bourdichon ou Fouquet peignent avec plus de vérité ; l’Italie depuis la Renaissance traverse un désert de médiocrité artistique dont le catholicisme porte l’entière responsabilité ; la littérature italienne est encore pire, et c’est tout dire de sa médiocrité que de citer I promessisposi pour le chef-d’œuvre national.
Mais quoi de neuf au fond ? Ce fonds d’ignorance, de superstition et de sottise a toujours existé dans le caractère national, et déjà les écrivains français s’amusaient à en relever, avec gourmandise, quelques échantillons : que la route ouverte dans le Simplon est cause que l’on s’enrhume en Lombardie ; une petite fille s’empoisonne-t-elle à une citerne mal couverte, le village tombe alors en oraison sans que personne ne songe à plutôt curer la citerne ; qu’une autre gamine meurt sans raison, c’est qu’elle devait avoir des galanteries cachées ; il est absolument admis qu’installer un paratonnerre, c’est refuser la volonté de Dieu.
Tous les voyageurs notent au milieu du dix-neuvième siècle l’arriération spéciale des mœurs italiennes et l’hypocrisie formidable qui a gagné les classes sociales du haut jusqu’en bas. La responsabilité de l’Église catholique est écrasante dans cet état moral. Tandis qu’à Paris, vers 1870, une jeunesse impatiente commence à revendiquer la vie libre, on trouve encore tout simple à Rome de jeter en prison un homme qui fait gras le vendredi.
C’est dans ces dispositions que Jean-François Revel regagne Paris et va écrire les chroniques et articles qui nous occupent. On n’y trouvera pas une grande unité de conception — c’est la loi du genre journalistique — mais ils valent par le ton, dans lequel l’ironie n’est jamais loin, et par un style qui revendique sa simplicité et sa clarté : à la façon de Montaigne, être entièrement dans ce que l’on dit. Je vois cependant une idée directrice, l’idée selon laquelle, pour comprendre et expliquer l’art, il faut connaître les artistes et explorer leur milieu dans un sens très large, milieu qui inclut les conditions économiques et sociales, mais aussi les techniques et l’état des sciences en leur temps et bien sûr, l’atmosphère morale qui les enveloppe : le milieu, la race et le moment, comme l’exposa Hippolyte Taine. Promenons-nous maintenant à travers ces articles.
Ainsi titre-t-il l’article dans lequel il met en valeur l’importance de l’artiste en tant qu’individualité créatrice, se revendiquant comme tel, et reconnue comme tel. À Saint-Lazare d’Autun, entre 1125 et 1135, au crépuscule de l’art roman, ce Gislebertus a voulu signer la sculpture du tympan : disons-le nettement, sa signature est immanquable. Il le fait évidemment avec l’accord des commanditaires, qui n’étaient peut-être pas fâchés de montrer qu’il avait su attirer ce Gislebertus et rémunérer son talent. De plus, cette signature revendique pour Gislebertus seul la sculpture et on peut penser que les compagnons, s’il en avait eu, ne l’eussent pas laissé signer si largement dans la pierre son seul nom ! Henri Focillon, qui avait remarqué cette œuvre et aimait à la rattacher à un artiste majeur, avait aussi relevé la grande liberté du sculpteur, les innovations nombreuses qu’il introduit dans les thèmes sculptés, mais aussi les références à certains exemples tirés de la sculpture antique. Récapitulons : un sculpteur reconnu, sûr de son talent, libre, cultivé et portant le style à une nouvelle hauteur. On ne peut donc douter, nous dit Jean-François Revel que le type de l’artiste ait été connu d’un moyen-âge dans lequel on ne veut souvent voir, depuis Michelet, que des œuvres collectives. On ne sait rien cependant de ce Gislebertus : le journalisme, a-t-on envie de glisser malicieusement à Revel, n’était pas encore né !
L’article sur la villa Aldobrandini, vaut par l’hommage sincère à Hippolyte Taine, le dernier des voyageurs-écrivains, dont Revel a brillamment préfacé le Voyage en Italie, dans la collection Histoire de l’art chez Julliard qu’il dirigea et qui fit connaître au grand public les classiques du vingtième siècle tel Kenneth Clark, ou Anthony Blunt. Cet article est le seul, il me semble, où se glisse du sentiment, le seul où l’admiration pour une vision totale de l’architecture — le charme des jardins et la noblesse de l’édifice, la mise en scène et la nature, la rigueur classique et le maniérisme — laisse affleurer chez l’écrivain la nostalgie pour un monde disparu.
On voudrait distinguer pour sa cocasserie et son humour mordant l’article qu’il consacre à Jacques Doucet, collectionneur extravagant n’entendant rien à la peinture et à la littérature, ne lisant jamais les manuscrits et les livres rares dont il dotait à grands frais son incomparable bibliothèque, déléguant tellement les achats que les méchantes langues aimaient à appeler sa collection personnelle, sa collection impersonnelle ; employant comme « bibliothécaires » quelques-uns des grands romanciers de l’époque comme André Breton, Suarès ou Aragon, les fatigant du décompte de sa fortune et du décompte tout aussi fatigant de ses bonnes fortunes, tatillon comme un chef de bureau et en effet congédiant ces écrivains majeurs comme on le faisait en ce temps-là des employés et des domestiques… mais malgré tout apportant au patrimoine national ses collections inestimables, et possédant pour ces raisons les titres les plus solides pour passer à la postérité reconnaissante !
Enfin, s’il ne fut pas le premier à réhabiliter Eugène Viollet-le-Duc, c’est avec beaucoup de finesse que Revel fait ressortir ce que l’architecture doit à ce grand homme qui admirait les cathédrales non comme un contenant spirituel, mais comme l’exemple d’une architecture où les moyens sont subordonnées à la fin, où rien n’est superflu, où tout est efficace et logique, où forme et fonction s’identifient. Un architecte en somme plus proche de Perret et de Le Corbusier que du romantisme de Victor Hugo et du revivalismanglais.
On trouvera une grande originalité dans l’éloge de Karl Baedeker, le créateur des guides fameux que Revel replace dans l’histoire du tourisme d’art. Son premier guide est consacré à l’Italie et marque le souci de permettre à un public aux moyens limités, mais curieux de mieux voyager. Le guide s’efforce de donner à ces nouveaux voyageurs les moyens d’une honnête indépendance, le souci d’une dépense proportionnée aux services rendus à travers mille conseils pratiques, Le portrait type de ce voyageur, on pourrait en emprunter certains traits pour dessiner le portrait intellectuel et moral de Jean-François Revel : un homme assez sauvage, qui n’aime pas être dérangé dans ses pensées, pourvu d’argent, mais sans excès, animé d’une grande curiosité, mais sans naïveté, cultivé et sachant parfaitement ce qu’il est venu voir. Ajoutons, exigeant sur la qualité des plats et des lits, soucieux de pratiquer, pour mieux le connaître, la langue du pays, cherchant autant qu’il est possible à fuir le tourisme de masse, et partageant, on l’a vu, pour l’honnêteté des pratiques hôtelières italiennes une méfiance absolue.
L’article sur les aristarques (Jean-François Revel aura essayé de relancer, en vain, ce synonyme intéressant de critique d’art, avec la même mauvaise fortune que Honoré de Balzac voulant imposer tableaumane pour connaisseur) qui décrit peu ou prou l’échec d’une critique d’art moderne, pourra utilement être lu : si la description a longtemps été au cœur de la bonne critique d’art, si c’est par elle qu’on a enseigné à voir, si cette description, pour réussir à transmettre l’émotion propre du système plastique du peintre, a toujours du s’accrocher au système figuratif de ce peintre, il en résulte peut-être que la critique d’art s’est mise à flotter dans le vide à partir du moment où presque toute la peinture vivante a cessé d’être figurative. Car les critiques, au lieu de faire face au problème nouveau posé par cette évolution, se sont élancés dans des voies latérales. Ils ont versé dans la haute philosophie, le terrorisme ou le mystère.
On le voit il s’entend merveilleusement à comprendre et mettre en valeur les individus dans le biotope de l’art. Ses articles sur la calligraphie, le style cistercien, sur l’art abstrait et son rapport avec le cubisme, sur ceux de l’art moderne et des arts primitifs, sont moins convaincants, tout comme lorsqu’il aborde des sujets originaux : les bistrots à décor de faïence, les instruments d’optique. Alors qu’il est pénètre avec une grande facilité les personnalités des grands artistes, il semble que sa manière et l’exigence de faire court le laisse embarrassé devant les généralités et devantles thèmes.
Faisons cependant une exception pour l’article consacré à l’exil des œuvres d’art. C’est un modèle de précision et de clarté et qui pourrait avoir été écrit par un brillant conseiller ministériel. Une riche et intéressante introduction qui balaye le sujet, des prédations de Verrès jusqu’à celles de Goering, et de l’émergence du marché de l’art jusqu’au connoisseurship ; un sobre exposé des points de vue ; et enfin une conclusion pratique qui propose pour principes la nécessité pour un pays de garder une image complète de son propre art, mais de permettre une exportation contrôlée et d’offrir un champ à la collaboration internationale en mettant l’accent sur la reconstitution des ensembles les plus essentiels.
On reconnaît dans ces chroniques l’art de titrer, qui compte pour la moitié dans le génie du journaliste. Intriguer : Les trois V ; étonner : Un pèlerin soupçonneux : Karl Baedecker ; amuser : Digressions sur les bistrots à décor de faïence ; emprunter à l’éloquence judiciaire : Plaidoyer pour Viollet le Duc ouacadémique : Éloge d’Hippolyte Taine.
Du journaliste et de l’art, il a d’ailleurs dressé le constat le plus lucide : Il y aurait une histoire de l’art que les journalistes façonnent pour le grand public, qu’il est bien curieux d’examiner : elle reconstruit une histoire de l’art de sa façon dont les grandes figures sont choisies pour attirer la sympathie et l’intérêt ; pour illustrer et embellir le récit national. Caravage, Modigliani, Michel Ange parce qu’il s’oppose au pape, Raphaël parce qu’il meurt d’amour, Watteau, rêveur et malade est beaucoup plus intéressant qu’un Chardin qui peint des pots et des tables. Monet parce que sa passion du jardin le met dans la passion des Français. Delacroix est commode pour illustrer le romantisme et pour rester au seuil de l’art moderne. Si une civilisation lointaine devait n’avoir à sa disposition que les archives de la presse, toute autre trace écrite disparue et les musées et monuments volatilisés, on aurait une bien curieuse Histoire de l’Art.
Et ne parlons pas des limites de la liberté d’expression que tout journaliste, aussi connu soit-il, rencontre un jour. Revel l’expérimenta lorsqu’en 1976, à la mort d’André Malraux, dont il dénonçait la philosophie de l’art, il proposa un article qui fut refusé. En France, les morts sont parfaits, constata amèrement le journaliste.
Aujourd’hui, en homme qui demande des ressemblances à son souvenir, je reconnais en lui la génération de mes professeurs, qui eurent quinze ans à l’heure de l’Occupation, puis la tête tournée par le twist des idéologies marxiste, structuraliste ou freudienne. Quoiqu’appartenant à cette génération, Revel sut, au prix d’une honnêteté intellectuelle qui lui coûta l’hostilité des bien-pensants, acquérir ce bien précieux : penser par soi-même en allant aux sources les plus sérieuses.
Il fut hostile à la rhétorique, dans lequel il voyait une technique de sujétion, qui fut, dit quelque part Saint Augustin, inventé pour charmer le peuple et le mettre en disposition d’acquiescer à la tutelle que de plus puissants lui imposent.
Il alla même plus loin : lui, l’agrégé de philosophie théorisa l’obsolescence de la philosophie, dont il jugea dans un livre célèbre qu’elle avait épuisé son rôle historique, détrônée qu’elle était par la science en tant que forme d’explication du monde.
Il avait certainement plus à donner à l’histoire de l’art que ces chroniques passionnantes. Mais il se méfiait, on l’a dit, des systèmes : les systèmes philosophiques ne seraient-ils pas destinés à suppléer l’absence d’idées ? N’est-on pas acculé à construire une théorie lorsque et parce qu’on reste stupide devant chaque occurrence d’une réalité dont la diversité nous submerge ?
Une notice dans le Dictionnaire de Claude Schvalberg l’admet parmi les critiques d’art qui ont compté au vingtième siècle. Pour ma part, je le rangerai parmi les classiques — selon Littré : à l’usage des classes ou de première classe —. En somme un écrivain qu’il est bon de relire lorsque les fumées de l’esthétique vous montent à la tête.
1. L’œil et la connaissance, Plon, 1999. Par ailleurs un site très complet, Chez Revel, https://chezrevel.net/, offre le plus large choix de documents et d’articles sur l’écrivain.
2. Les lecteurs curieux trouveront en effet dans Contrecensures (Jean-Jacques Pauvert, 1966) d’autres articles dont la coloration est plus polémique, et le tour plus porté vers la fantaisie. Ils furent écrits pour le Figaro ou pour France Observateur.
3. Le mariage de JF Revel avec le peintre Yahne Le Toumelin lui aura certainement donné une culture visuelle et une familiarité avec l’art contemporain.
4. Pour l’Italie, René Julliard, 1958
5. Pourquoi des philosophes ? René Julliard, 1957
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Henri Astier
03/05/2021 à 12:09
Merci de ce bel hommage à Revel, qui souligne son esprit universel, curieux, hors norme et hors-mode. Il est méprisé de ceux qui croient qu'une écriture simple et percutante dénote une pensée forcément superficielle, et qu'un libéral ne peut être que réactionnaire. Une précision: la formidable citation qui ouvre votre article est extraite de son premier esssai, Pourquoi des philosophes (Édition Bouquins, p. 50) et non de la Connaissance inutile.
Antoine Cardinale
07/05/2021 à 14:20
Je vous remercie de votre lecture attentive et de cette utile précision : il s'agit en effet d'une citation tirée de Pourquoi des philosophes. J'ajoute qu'il est intimidant d'être lu par le grand connaisseur de l'oeuvre de Jean-François Revel que vous êtes : on redoute l'erreur factuelle, le contresens, ...ou la citation défectueuse ! Merci encore de votre remarque.