ALBUM JEUNESSE - Les Très riches heures de Jacominus Gainsborough, publié en 2018, avaient déjà donné à l'illustratrice Rebecca Dautremer l'occasion de faire un clin d'oeil au monde médiéval et son imaginaire. C’est un pas de plus qu’elle fait aujourd’hui avec un nouvel album, Le livre du Trésor, un album qui répond à une approche originale si ce n’est inédite.
Le 24/01/2020 à 16:57 par Christine Barros
Publié le :
24/01/2020 à 16:57
Le livre du Trésor est bien connu des philologues et autres médiévistes. Rédigé avant 1267 de la main de Brunetto Lattini, florentin connu, entre autres, pour avoir été le mentor de Dante, y était recensé en 4 livres l’ensemble des connaissances de son temps, autant en philosophie qu’en sciences ou en politique.
Quelques enluminures seulement ornent le manuscrit aujourd’hui conservé à la BNF, et dont la plateforme Gallica propose au public la numérisation complète.
Rédigé en picard, c’est grâce à l’érudition de Gabriel Bianciotto, professeur honoraire de langue et littérature médiévale et ancien directeur du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de l'université de Poitiers, que le texte proposé dans cet album, un extrait seulement du bestiaire que le florentin explorait dans la partie scientifique de son ouvrage, nous parvient.
Attention cependant : Le livre du Trésor publié par Grasset Jeunesse ne donne pas lieu d’un catalogue exhaustif, mais plutôt la mise en lumière et couleurs d’un bestiaire médiéval tel qu’il se concevait à cette époque : aux descriptions physiques de l’animal sont ajoutées des remarques sur ses modes de vie, et si besoin quelques inventions propres à édifier les foules. On y perçoit alors le merveilleux, les légendes qui venaient combler les lacunes de la science.
On apprendra ainsi que l’on peut aisément voir, dans une île éthiopienne fort éloignée, des fourmis « grandes comme de petits chiens qui fouillent le sable de leurs pattes à la recherche de l’or. » Sachez qu’il vous faudra vous munir de coffres bien évidemment, mais aussi s’adjoindre l’aide de juments et de leurs poulains, indispensables.
Ou encore que le loup, qui se nourrit « tantôt de proies, tantôt de terre et tantôt de vent », a, au bout de sa queue, « une laine d’amour, [qu’il] arrache de ses dents lorsqu’il craint d’être capturé. » Que le caméléon, dont le « regard est farouche » vit « uniquement de l’air qu’il respire ». Que les mamans singes sont décidément de mauvaises mères et que la baleine est trompeuse, voire fourbe : et c’est « là ce qui bien souvent trompe les marins : ils s’imaginent qu’il s’agit là d’une île, mettent pied à terre, enfoncent des pieux et font du feu : mais quand le poisson sent la chaleur, il ne peut la supporter : il s’enfuit au fond de la mer, et tout ce qui se trouve sur son dos est englouti. »
Apparaissent aussi les animaux du merveilleux médiéval : le serpent à deux têtes, qui peut ainsi « mordre des deux côtés » et précède « les autres comme un capitaine et un chef », ou le dragon bien évidemment, dont la force n’est pas dans la bouche mais dans la queue, qui « fait plus de mal par les coups qu’elle donne que par les blessures qu’elle cause ». Méfiez-vous aussi de la lucrote, mi-cerf, mi-lion, mi-cheval, mi-bœuf, dont toutes ces moitiés réunies ( ! ) ne sont en rien menaçantes comparées à ses dents « qui sont formées d’un seul os ».
Vous apprendrez comment le phénix, dont vous ignoriez peut-être la parure rose, sait renaître de ses cendres, dont sort « un petit ver doué de vie », et vit cinq cent quarante ans.
Et que la licorne, qui n’est point rose mais est un « animal redoutable » à la « voix tout-à-fait épouvantable », est « si cruelle et si redoutable que personne ne peut l’atteindre ou la capturer à l’aide d’un piège, quel qu’il soit ».
Quatre couleurs, ainsi que la charte de cette collection l’exige, un dessin minimaliste dans sa mise en scène, puisque la réalisation en est demandée aux illustrateurs en une semaine, une spontanéité, un sens de l’image immédiat.
Et tout l’art de Rebecca Dautremer s’y exprime : des cadrages puissants font surgir l'animal, on retrouve son sens du détail décisif (ah, la fumée du phénix…), son humour aussi qui trouve, dans l'absurde souriant des textes, ce sur quoi s'appuyer.
Des monstres aux merveilles, les contraintes graphiques mènent à la lisière du fantastique avec une économie de moyens qui force, il faut bien l'avouer, l'admiration. Les pleines pages happent le regard, et provoquent l'imagination, en écho au merveilleux développé dans ces textes, qui nous paraissent parfois loufoques et farfelus, tant éloignés de la réalité de notre savoir.
Et un clin d’œil aux marginalia d’époque, lorsque l’on retrouvait ces animaux fantastiques, ces lapins meurtriers, ce poulet avec un pantalon... Ici c’est la langue du dragon, les pieds d’éléphant de la licorne, ou le bébé singe abandonné qui sont autant de clins d’œil à l'art des copistes du Moyen Age, revisité par Rebecca Dautremer, pour un bestiaire fantastique contemporain qui ouvre grand les portes de l’imagination.
Et qui interroge en miroir notre époque si savante : qu’est-ce qui de nos connaissances actuelles appartiendra au domaine du merveilleux, que nous ne saisissons pas, certains que nous sommes de notre vérité ? Que restera-t-il de notre science dans quelques centaines d'années ?
La poésie, l'humour, la beauté, l’imagination seront toujours au pouvoir, du moins peut-on l’espérer…
Rebecca Dautremer (ill.), Brunetto Latini (textes), trad. Gabriel Bianciotto - Le livre du Trésor - Grasset Jeunesse - 9782246816478 - 19.90 €
Paru le 08/01/2020
28 pages
Grasset & Fasquelle
19,90 €
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