ESSAI – D’abord des chiffres. En France, on publie chaque année environ 70.000 nouveaux titres (édition et réédition confondues), avec un record de 360 millions de livres vendus, représentant un chiffre d’affaires approximatif de 3,2 milliards d’euros avec une croissance du marché du livre de 4,5 % en 2018. De quoi s’offrir une île inconnue dans le Pacifique, ou mieux encore sur la lune ! Et bien que les chiffres résument finalement une situation pour le moins positive si ce n’est tout à fait confortable, le problème vient plutôt d’ailleurs.
Certes on publie beaucoup chez nous, preuve que l’écriture est encore un médium essentiel de nos sociétés modernes désormais versées dans les nouvelles technologies, de diffusion notamment. Mais que publie-t-on au juste ? La question se pose en effet ! Répondant à des critères dont la crédibilité est de plus en plus remise en cause pour ne pas dire devenue suspecte, par un ensemble de chercheurs, universitaires, critiques, et autres journalistes confirmés, en argumentant que la production littéraire est de plus en plus infestée, ou infectée du « mauvais genre ».
Certes nous sommes désormais très éloignés des avant-gardes de la moitié du XXe, on songe notamment à l’épopée du « Nouveau roman », mais également au travers de « Tel Quel », qui ont vu naître d’éminents écrivains, dont les solides œuvres continuent de perdurer. Mais nous voilà entrés dans le XXIe, porteur de nouvelles techniques d’expression, à commencer par ce que l’on nomme prudemment ou imprudemment : l’exofiction.
Terme qui désigne une catégorie de roman inspiré de la vie d’un personnage réel souvent différencié de l’auteur lui-même, s’autorisant des inventions pertinentes ou pas, et qui infléchissent le champ littéraire, désigné par le sujet lui-même, ou plus encore par la thématique employée. Forme conjoncturelle de l’écriture romanesque, partiellement contrastée avec ce que l’on nomme différemment, par biographie romancée. Un terme qui fut pour la première fois révélé en 2013, par l’universitaire et critique, Philippe Vasset et auquel de nombreux écrivains s’apparentent aujourd’hui, Philippe Besson, Bernard Chambaz, Emmanuel Carrère, Marc Dugain, Jean Echenoz, Gérard Guégan, pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux.
De son côté, Alexandre Gefen, également universitaire spécialiste de littérature contemporaine, et directeur de recherche au CNRS, dans son ouvrage Réparer le monde (José Corti, 2017) interpelle de la manière suivante : « demander à l’écriture et à la lecture de réparer, ressouder, combler les failles des communautés contemporaines, de retisser l’histoire collective et personnelle, de suppléer les médiations disparues des institutions sociales et religieuses, perçues comme obsolètes et déliquescentes, à l’heure où l’individu est assigné à s’inventer soi-même ».
Plus clairement : « Guérir ou du moins faire du bien, tels sont les mots d’ordre, souvent explicites, placés au cœur des projets littéraires contemporains. » Là il s’agit pour le coup d’un aspect spécifiquement « thérapeutique », et disons le « clinique », et qui n’a en réalité rien de valorisant. Ô sublime ennui !
Mais qu’à cela ne tienne ! Avec en arrière-plan « la culture du trauma » (comment prendre soin du Moi.) Et c’est bien à ce niveau que la catharsis s’opère en inventant de nouveaux rythmes littéraires qu’ils soient romancés ou non. Sacré lot de consolation qui prend désormais sa source dans la guérison par les mots. Il semblerait alors que la déviance soit totale ! Ou du moins révèle-t-elle une soudaine forme d’imposture dont le bien-être deviendrait par déduction une échappatoire incertaine.
Il n’en fallait pas moins, à la suite de ses confrères, pour que Philippe Vilain, écrivain et essayiste, prenne le relais et s’immisce à son tour en profondeur dans ce qui pourrait apparaître comme un véritable déclin. La passion d’Orphée, son dernier ouvrage, creuse explicitement un schéma durablement usité : « La littérature du XXIe siècle a largement abandonné la volonté créatrice, en particulier dans sa version “exofiction” où c’est le sujet qui insinue la visibilité du roman, non le projet esthétique ». Le sujet prime-t-il ainsi sur l’œuvre même annihilant le désir de création. Et amenant « à une impersonnalité quasi-journalistique ».
Ce livre pose aussi la question de la littérature à l’heure de la culture de masse. La massification dilue (diminue) la qualité dans le goût du nombre, « produit des écrivains jetables, remet en cause l’aura de la littérature, favorise la production de livres dont le sujet intéresse plutôt que le style ». De ce point de vue, la littérature aurait-elle perdu avec le temps sa fameuse éthique au point de générer défiance et suspicion ? Sans toutefois affirmer que la nullité soit partout !
Et pourtant l’auteur affirme encore ; sans prendre de gants cette fois-ci : « Publier moins est une évidence au moins pour éviter d’envoyer chaque année mourir des milliers de livres sur les champs d’honneur qui ne sont pas exposés en librairie, faute de place ; cela même si par le jeu des probabilités, plus on publie, plus on se donne de chance de découvrir de bons auteurs et obtenir une excellence. » Faux évidemment !
Certes, il y a aussi les prix littéraires qui pullulent depuis quelques années et avec lesquels aucun genre ne semble épargné. Tous d’inégale valeur, mais qui permettent de faire « un tri sélectif » et normalement qualitatif – ou le pire inversement qui puisse arriver, favoriser les lois du marché, avec une porte ouverte inévitable à la corruption, qui pour une fois ne touche pas que le monde politique. La littérature est bel et bien un enjeu de taille !
Ayant moi-même été jury au sein du Grand Prix de la Critique littéraire, souvent considéré comme le Goncourt de l’Essai, je sais par expérience, que le « malin » sait opérer intelligemment et souvent impunément afin d’obtenir le fameux bandeau rouge. Car en matière de bonnes bouffes ou de petites vacances certains soi-disant jurys se font les champions et complices de la médiocrité. Heureusement ce n’était pas le cas chez nous ! Mais quoi qu’il en soit il faut bien nourrir, d’une manière ou d’une autre, cette armée d’auteurs en quête de gloire illusoire !
Mais ne serait-ce pas plus équitable, rappelle encore l’auteur de « d’évaluer la littérature sur des conventions littéraires plutôt que sur des conventions marchandes ». « La littérature préfère ne pas regarder l’infidélité qu’elle fait au littéraire, en continuant d’entretenir un double discours mensonger à ses propos. » À l’heure du doute, tout est permis n’est-ce pas ?
« De tout, il resta trois choses : la certitude que tout était en train de commencer/ La certitude qu’il fallait continuer/La certitude que cela serait interrompu, avant que d’être terminé/ Faire de l’interruption un nouveau chemin/Faire de la chute un pas de danse/ Faire de la peur, un escalier/ Du rêve, un pont, de la recherche… Une rencontre. » Fernando Pessoa.
Le génie, en vérité je vous le dis, reste une exception !
Philippe Vilain – La passion d’Orphée — Grasset — 9782246863373 – 15 €
Paru le 11/03/2020
128 pages
Grasset & Fasquelle
15,00 €
6 Commentaires
NAUWELAERS
30/03/2020 à 19:55
L'auteur a-t-il été...jury du Grand Prix de la Critique littéraire ?
Jury comptant un seul membre ?
Cela n'existe pas...
Je le taquine très gentiment: il a plutôt été juré...!
Sinon je constate une augmentation des exofictions, peut-être au détriment de ces autofictions dont on a fini par abuser.
Je pense à «La Serpe» de Pbhilippe Jaenada (Julliard,2015) certes plus toute récente mais qui a un lien avec une petite contribution récente sur votre site: celle qui concerne le chef-d'oeuvre de Clouzot «La Vérité» (1960) (un titre qui a servi à nouveau pour un film récent comme on sait),
l'histoire de cette criminelle de crime passionnel Pauline Dubuisson, extraordinairement incarnée sur un grand écran magique par une Bardot poussée à l'extrême de ses possibilités bien plus vastes que ce que l'on pensait,par ce démiurge torturé et torturant Clouzot...
Sinon l'article de Jean-Luc Favre se termine par un triste truisme: bien sûr,le génie reste une exception, hélas.
Une petite remarque quant à la problématique du genre, pour m'exprimer dans une idiosyncrasie plus ou moins sociologique...
On peut s'étonner que le substantif «génie» reste encore strictement masculin !
Quant à «poète», j'aimerais que l'on réutilise son joli pendant féminin «poétesse», quasi hors d'usage tout comme «doctoresse»...
Mais fin ici de cette digression et de ce commentaire !
CHRISTIAN NAUWELAERS
NAUWELAERS
30/03/2020 à 23:04
Coquille à rectifier: il faut lire évidemment Philippe (Jaenada) !
CHRISTIAN NAUWELAERS
jean-Luc Favre Reymond
31/03/2020 à 08:32
Bonjour Christian Nauwelaers
Merci de votre commentaire !
En effet j'ai été jury (et non juré) de ce prix dans les années 2000 puisque c'est moi-même qui l'ait relancé en 2001 et financièrement doté, sous l'impulsion de Robert André, son président.
Au côtés de Jean Orizet, Joel Schmidt, Jean Ducbacq etc
Remis alors Aux Deux Magôts à Paris
Parmi les membres, neuf de mémoire, Jean-Philippe Domecq, Sylvestre Clancier. Etc. Nous nous réunissions chez l'écrivain Joêl Schmidt
Evidemment tout ceci est vérifiable
Bonne journée à vous
NAUWELAERS
31/03/2020 à 15:22
Bonjour Monsieur Favre,
Merci pour ces précisions,qui concernent d'ailleurs tous les lecteurs (ce qui implique les lectrices de facto !) intéressés par ce sujet.
Donc ma réaction n'a pas été inutile puisqu'elle nous a apporté des infos complémentaires, que je crois volontiers bien entendu.
Bonne continuation en ces jours pénibles.
CHRISTIAN NAUWELAERS
jean-luc Favre Reymond
31/03/2020 à 18:49
Oui : Oui ! Aucun souci cher Christian, tous les commentaires méritent attention et réponse.......Egalement bonne continuation à vous en ces temps fort restrictifs, faut-il dire malheureux ?
NAUWELAERS
01/04/2020 à 19:33
Eh bien merci beaucoup pour votre gentil message.
J'entends ce matin aux infos que certaines personnes sortant de l'hôpital après prise en charge pour coronavirus ...ne rencontrent pas toujours un accueil chaleureux au sein de leur famille,qui craint une éventuelle contagion puisqu'on ne connaît pas encore les effets à long terme.
Une version moderne (en plus soft tout de même) des pestiférés !
Terrible tout ça !
Espérons qu'on sorte tous vite de ce tunnel alors que le printemps ne semble jamais avoir été aussi ensoleillé...
En Belgique en tout cas.
Bonne chance à vous et à tout le lectorat et le staff d'ActuaLitté !
CHRISTIAN NAUWELAERS