Dans l’écrin du Cabinet des Livres du duc d’Aumale, niché au cœur du château de Chantilly, se dévoile une exposition qui, initialement prévue jusqu’au 30 avril, se prolongera jusqu’au 30 août. L'extraordinaire collection bibliophilique, témoin de l’intérêt tout particulier du duc pour le genre de la Fable, de la tradition ésopique à La Fontaine, et jusqu’au XIXe siècle, nous fait découvrir l’histoire et quelques chefs-d’œuvre de ce genre dont nous gardons tous un souvenir d’école… Visite guidée en compagnie de Marie-Pierre Dion, conservatrice générale des bibliothèques et commissaire de l'exposition.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, les fables sont un genre très populaire, qui donne lieu à un très grand nombre de copies ou d'éditions de livres. Des auteurs émergent et font un effort d'originalité, mais ce sera évidemment Jean de La Fontaine, dont le duc possède toutes les éditions originales possibles, qui transfigurera le genre au XVIIe siècle. Après lui, un certain nombre d'auteurs essaieront de faire aussi bien que le maître, mais sans y parvenir vraiment. La postérité ne les aura pas retenus, mais leur publication aura donné jour à des ouvrages remarquables. Le duc d’Aumale, en bibliophile très sensible, accordera au genre une place de choix dans sa collection ; la fable, très utilisée en politique, a certainement dû faire sourire ou rire le duc, notamment celles écrites contre son père ou l'empereur Napoléon III, puisque le genre perdurera au XIXe s…
Et il faut dire que l'univers de la fable se marie particulièrement bien avec l'univers de Chantilly : on retrouve des scènes de fables dans la délicieuse Petite Singerie (pièce richement ornementée aux décors peints, où des singes s’égayent d’un panneau à l’autre) jusque sur les porcelaines, et les espaces, jardins et parterres de l’ancienne Ménagerie conçue par Le Nôtre portaient chacun les noms de fables de La Fontaine…
De l’Antiquité au Moyen Âge : exercices de style
Rappelons en premier lieu que la fable est un type de récit très court, souvent très amusant, qui permet de déboucher sur une morale ou une leçon, et qui sans en avoir l'air permet à un auteur de conduire son lecteur à une vérité supérieure, une morale ou une leçon de philosophie.
Dès le départ, le genre n’est pas autonome : c'est un récit, un petit exemple frappant, enchâssé par un auteur dans une œuvre plus importante, un instrument rhétorique qui permet d'appuyer un discours de manière forte.
La première fable connue, celle du Rossignol et de l’épervier, est citée par Hésiode dans Les travaux et les jours. Mais c’est avec Ésope (620 ? - 560? av. J.-C.) que le genre prendra une forme « académique », avec une pérennité avérée, puisqu’y figurent déjà Le loup et l’agneau, Le corbeau et le renard ou encore Le lièvre et la tortue.
Les premiers recueils de fables attribuées à Esope ne sont pas des fabliers au sens où nous l'entendons aujourd'hui : ils contiennent des résumés de fables et sont destinés aux élèves des écoles de rhétorique grecques et latines qui ont à les traduire ou les développer. L'exposition présente des petits livres scolaires qui perpétuent cette tradition au XVe siècle ainsi que des livres savants où les humanistes s'efforcent de constituer des corpus de textes corrects et complets.
Ce seront les gens de lettres qui à partir du matériau ésopique réussiront à produire de « belles » fables telles que nous entendons le mot aujourd’hui, la première étant Marie de France, et le plus grand Jean de La Fontaine.
Du Moyen Âge, l’exposition propose trois recueils importants : le premier est un manuscrit recueillant soixante et onze fables et les Lais de Marie de France – française vivant à la cour des Plantagenêt en Angleterre, première autrice à s’emparer du genre et à faire œuvre originale en versifiant en français – dont la page ouverte présente Le loup et le chien, dans un style étonnamment fluide et vivant.
L’autre est une superbe édition, illustrée par un artiste flamand, des fameuses fables de Kalîla wa Dimna : fables de la tradition arabo-persane, passées du sanskrit au persan, puis à l’arabe au VIIIe s., pour ensuite être traduites en hébreu puis en latin, elles seront très répandues dans l’occident médiéval à partir du XIIe s. L’exemplaire présenté est une commande princière allemande du XVe s. dont on peut retrouver ici la numérisation complète.
Enfin, soulignons qu’au Moyen Âge, les prédicateurs vont s'emparer des fables pour les utiliser à des fins religieuses, en dehors de la tradition ésopique : de très beaux exemples de fables sont présentés à travers un manuscrit en deux volumes, rarissime et abondamment illustré (le "Cy nous dit", XIVe siècle). Les illustrations viennent transfigurer le matériau assez sec de la fable, et cette tradition iconographique va perdurer très longtemps : c’est dans ce terreau d’images frappantes que les illustrateurs des siècles suivants viendront ensuite puiser.
La Renaissance ressuscite un certain nombre de textes anciens qui circulaient souvent de manière incomplète.
On voit ainsi de magnifiques exemplaires italiens de la fin du XV : les humanistes essaient d'éditer les textes sous leur forme qu'ils imaginent originale, et mettent au point des caractères grecs, de toute beauté, pour les mettre à la disposition de leurs lecteurs.
Ou encore ces magnifiques exemplaires vénitiens sortis des presses d'Alde Manus, dont le duc d'Aumale était particulièrement fier : les éditions sont très blanches, très larges de marges et très bien conservées, issues de bibliothèques privées prestigieuses.
Cet effort de mise à jour de textes nouveaux permettra de démêler les différentes traditions des textes ésopiques et notamment de mettre en valeur la figure de Phèdre, le poète latin, qui était inconnu au Moyen Âge : on lisait ses textes sans en identifier l'auteur. L’exposition présente présente un rare exemplaire de Pierre Pithou qui découvrit un manuscrit et édita à Troyes, pour la première fois, les fables de Phèdre en 1596.
Au XVIe s., Ésope est très diffusé. Ses fables sont une sorte de canevas, très sec, très bref, qui permet à des élèves de rédiger à leur tour des fables. Les fables d’Ésope sont composées de paragraphes de 5 lignes qui ne donnent juste que l'essentiel de la matière. Pour agrémenter la lecture on prend l’habitude au XVe s. d’éditer en tête de ce matériau la vie d'Ésope, qui bien sûr est une vie légendaire, dans laquelle on introduit des fables. Selon la légende, Ésope était un esclave grec qui finit par s'affranchir, représenté par un être difforme, laid, ayant de grandes difficultés à s'exprimer, et en tant qu'esclave, est obligé de se dissimuler derrière la parodie qui enrobe ses fables. Au début du XVIe s., il est volontiers représenté en tête des livres, comme un personnage noir, bossu, dont l'esprit contraste avec l'apparence physique.
Le genre s'ennoblit petit à petit, la figure d'Ésope est abandonnée. À la fin du XVIe s. et au début du XVIIe s., les recueils ne représentent plus que rarement Ésope, mais on continue à diffuser sa vie et ses fables (les fables de La fontaine s'ouvrent encore sur une vie d'Ésope, mais sans iconographie).
Un certain nombre d'auteurs vont ennoblir le genre : Verdizzoti, élève du Tasse et du Titien, considéré comme le La Fontaine italien, met au point un genre de livre gracieux et léger, en langue vulgaire, qui va inspirer profondément La Fontaine. Il va agrémenter toutes ses fables d’illustrations tout à fait remarquables qui vont inspirer les auteurs postérieurs.
Le duc d'Aumale s'est attaché à collecter des exemplaires bibliophiliques rares, dont la Batrachomyomachie, du pseudo Homère, parodie de l'Iliade qui fait combattre des grenouilles et des rats. Sans doute publiée sous la houlette de Rabelais, la réédition contient aussi une compilation de toutes les fables ésopiques se rapportant aux grenouilles et aux rats, en faisant ainsi le premier recueil de fables consacré à un animal.
L’on peut aussi admirer un exemplaire des Nouvelles recreations et joyeux Devis (Lyon, Robert Granjon, 1558) de Bonaventure Des Périers qui écrit de courts récits et utilise avec son imprimeur le "caractère de civilité", typographie très proche de l’écriture manuscrite. Il est à l'origine d'une des versions de La laitière et le pot au lait que La Fontaine reprendra.
Dès le XVIe s., soucieux de vendre des livres à un public plus mondain et moins scolaire et savant, de plus en plus de petits livres gracieux, de petits formats, copieusement illustrés, sont édités. Le livre d'emblème va désormais servir de modèle à tous les livres de fables, que La Fontaine reprendra, une image frappante venant illustrer chaque texte.
Les premières éditions de fables de La Fontaine étaient recherchées par tous les bibliophiles du XIXe siècle. Elles sont dédiées au Dauphin, pour le dernier tome au duc de bourgogne, ce qui permet de rappeler que les fables ont toujours été un matériau précieux pour l'éducation des princes. En témoigne un superbe exemple, un cahier laborieusement copié par Louis-Henry de Bourbon Condé (1692-1740), constructeur des grandes écuries, auquel son précepteur a demandé de traduire la fable de Phèdre consacrée au loup et l'agneau. Et le Prince de copier en tête de son travail : « il est facile de tromper un innocent »…
La plupart de ces volumes sont annotés ou présentent des particularités d'exemplaires intéressants. Ainsi, la 1ere édition des livres 1 à 6 de la fontaine, une édition de luxe, in-quarto, présente des fautes d'impression qu'un lecteur a soigneusement corrigées à la main.
La Fontaine a immédiatement rencontré un immense succès, et les imprimeurs et éditeurs des pays voisins ont contrefait très rapidement ces volumes. Des exemplaires de contrefaçons sont présentés, qui permettent de découvrir comment les fables étaient diffusées : ayant pour but d’écouler des livres à moindre prix, elles sont le plus souvent rehaussées de gravures sur bois, en reprenant l’esprit des œuvres originales en taille douce (sur cuivre) de François Chauveau. Les gravures sur bois sont en effet plus économiques : elles sont imprimées en même temps que le texte, alors que celles sur cuivre nécessitent d’être tirées à part. Et parfois, l’accident arrive : l’impression fut tellement rapide que les gravures sont à l’envers dans l’un des exemplaires présentés…
Au XVIIIe s., le succès de La Fontaine ne se dément pas, et la plupart de ses fables sont illustrées dans les arts décoratifs. L'un des exemples les plus connus est Oudry, qui avait conçu des cartons de tapisserie autour des Fables de La Fontaine, tapisseries qui n'ont pas été réalisées, mais dont les dessins retouchés par Cochin ont permis cette édition de très grand luxe dite Fables d'Oudry. Le fait que les illustrations aient été au départ conçues pour des cartons de tapisserie explique la grandeur démesurée de l'édition de ces Fables. Les Illustrations d'Oudry ont par ailleurs servi de modèle pour bien d'autres éditions imprimées et d'autres types d'œuvres décoratives.
Le succès de La Fontaine inspire bien sûr les auteurs du XVIIIe s., qui espèrent faire mieux que le maître, mais n'y parviendront malheureusement pas. Mentionnons Houdar de la Motte, particulièrement courageux, puisqu'il se situe d'emblée dans la modernité : il rompt avec la tradition ésopique et invente de nouvelles fables, va jusqu'au bout de sa démarche en faisant aussi appel à des artistes novateurs, tels que Claude Gillot (le maître de Watteau), alors considéré comme un peintre d'un genre nouveau, s'inspirant notamment du monde du théâtre.
L’exposition présente un superbe exemplaire : Gillot a conçu un très beau cycle d'illustrations pour l’édition in-quarto des Fables d'Houdar de la Motte, qui lui doit l'essentiel de son succès. Le duc d'Aumale acheta un exemplaire particulièrement précieux, puisque truffé de sanguines, de contre-épreuves et de nouvelles gravures pour une édition in-12. Pour chaque image de l'édition in-quarto, on a en face trois nouvelles images reprises des premières pour une nouvelle édition qui finalement ne verra jamais le jour.
Quant à Dorat, dont les fables sont franchement indigestes, si l'un des exemplaires est présenté, c’est parce que le duc d’Aumale fut sans doute sensible à la qualité des illustrations : ne disait-on pas « Dorat se sauve du naufrage de planche en planche » ? Par ailleurs, une remarquable reliure à la dentelle signée Derome, qui a poussé le détail jusqu’à faire apparaître des petits animaux parfaitement adéquats au sujet…
Au temps du duc d'Aumale, cette complexité de la tradition littéraire est à la mode : Louis Philippe lui-même envoie des érudits en mission en Grèce, où l'on découvre un manuscrit inédit de la tradition ésopique attribué à Babrius (fabuliste romain de langue grecque qui renouvelle l'écriture des fables au IIe siècle de notre ère), ce qui fait sensation en 1843. Le duc d'Aumale avait toute cette actualité littéraire en tête quand il feuilletait ses ouvrages, et a acheté les premières éditions de fac-similés médiévaux, qui lui permettaient d'avoir une connaissance de la tradition médiévale particulièrement pointue.
Les collections sont conservées dans deux espaces : la bibliothèque du Théâtre accueille les livres courants, dont les versions modernes des Fables de La fontaine illustrées par Grandville par exemple, illustrateur particulièrement drôle puisqu'il a habillé tous ces personnages animaux de costumes de la monarchie de Juillet, ce qui donne une dimension satirique particulière (Chez Granville la satire est surtout sociale.) particulière à ses illustrations. On y trouve aussi une collection de fables satiriques et politiques datant de la Révolution française, de la Restauration, de la Monarchie de Juillet, dont certaine fable satirique et politique émanant des milieux légitimistes et carlistes, qui a peut-être fait sourire le duc…
Le Cabinet des Livres, véritable écrin dédié au Grand Condé, dont le buste trône en son sein, abrite quant à lui les ouvrages rares et précieux.
Le genre de la fable était sans doute particulièrement agréable au duc d'Aumale, puisqu'un grand nombre de ses volumes lui ont été offerts soit, notamment pour les éditions de la Renaissance, par son épouse italienne, soit par ses relieurs, notamment Niédrée, à qui il avait demandé de relier un certain nombre de versions des fables de La Fontaine. Le relieur, à l’occasion d’étrennes, lui a offert un livre de fables miniatures qu'il a soigneusement relié, véritable et somptueuse prouesse technique.
[ NDLR : nous adressons ici un remerciement très particulier à Marie-Pierre Dion, pour son immense disponibilité et sa plus que généreuse érudition. ]
Fables et bibliophilie - Trésors du duc d'Aumale
Exposition jusqu'au 30 août 2020
Domaine de Chantilly
La Bibliothèque du château de Chantilly vous propose en outre de retrouver les précédentes expositions temporaires présentées dans le cabinet des livres grâce à ses expositions virtuelles mises en ligne. Par ailleurs, depuis le récent confinement, le Domaine de Chantilly a mis en place une page « Restons connectés», pour profiter des visites virtuelles, reportages inédits, podcasts, jeux et outils de médiation.
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