Avec l’aide de chercheurs spécialistes, ActuaLitté vous propose d’explorer ce que seraient devenues certaines grandes figures littéraires françaises si elles avaient vécu en ce début de XXIe siècle. Qu’aurait fait Voltaire avec un smartphone dans la poche ? Pensé Zola devant les lignes de train automatiques ? Quels vers aurait écrit Rimbaud sur Tinder ?
Aujourd'hui nous vous proposons un Beckett entrepreneur, moins nihiliste, mais plus irlandais que jamais.
Par Jean-Michel Gouvard, Professeur à l’Université de Bordeaux Montaigne (France), Associate Fellow à l’Institute of Modern Language Research (UK).
Si Samuel Beckett était né à Dublin à la fin du XXe siècle, il n’aurait pas reçu la nationalité britannique, comme cela fut le cas en 1906, quand le pays faisait encore partie du Royaume-Uni : il aurait été citoyen irlandais, et membre de l’Union européenne. Cette identité lui aurait sans doute mieux convenu, car elle aurait préfiguré l’homme qu’il allait devenir, un écrivain dont l’immense culture embrassait toute l’Europe, de la Renaissance italienne à la poésie symboliste française, des peintres flamands des XVIe et XVIIe siècles au cinéma russe d’avant-garde.
Mais serait-il devenu l’écrivain qu’il a été en son temps, s’il était né dans cette Irlande métamorphosée en « Tigre celtique », selon l’expression consacrée par les économistes et les historiens ? Une nation qui dans les années 1990 et 2000 affichait l’un des taux de croissance les plus élevés au monde, et dont la population augmentait sans cesse, suite à une immigration massive. Le pays dans lequel il était né un siècle plus tôt et qui a façonné son imaginaire était tout le contraire : la pauvreté y était endémique, la population s’expatriait par bateaux entiers aux États-Unis, et les aspirations à l’indépendance se traduisaient par de soudaines bouffées de violence, immédiatement réprouvées par la couronne d’Angleterre.
S’ils n’en sont pas la seule explication, le nihilisme de l’auteur et la résignation de ses personnages face à une existence dénuée de sens trouvent leur origine dans cette réalité économique et politique – qui a changé du tout au tout, même si la misère et les inégalités sociales sont aujourd’hui aussi criantes dans ce pays que dans le reste de l’Europe.
Dans cet état moderne, devenu une nation indépendante et riche, le jeune Samuel Beckett se serait-il laissé tenter plus facilement par les sirènes du capitalisme ? Plutôt que de ne travailler à rien d’autre qu’à son œuvre future et de vivre d’expédients, peut-être aurait-il suivi comme son frère aîné la tradition familiale, qui voulait que les Beckett fussent des entrepreneurs de travaux publics, de telle sorte que leur nom est encore aujourd’hui associé à plusieurs bâtiments de Dublin, tels la National Library et le National Museum.
À n’en pas douter, il aurait opté pour des projets audacieux, à la pointe de la modernité, comme l’était sa littérature. Par exemple, il aurait participé à la construction du très futuriste Convention Centre Dublin, un building dont l’armature de fer et de verre domine le quartier des Docklands, ou bien à l’érection du Spire qui se dresse à 120 mètres de hauteur sur O’Connell Street, l’une des plus célèbres artères de la ville, ce qui vaut à ce « Monument of Light » d’être la plus grande sculpture du monde.
Et peut-être que, par un saisissant paradoxe temporel, il aurait été associé au chantier du… Samuel Beckett Bridge, le majestueux pont à haubans qui enjambe désormais la rivière Liffey – en hommage à un écrivain qu’il ne serait jamais devenu.
L’Irlande de ces dernières années ne ressemble plus du tout à celle dans laquelle l’auteur s’est construit, non seulement par ses aspects économiques et politiques, mais aussi en matière de religion et de politique culturelle. Si l’emprise du catholicisme reste forte dans un pays qui n’a légalisé l’avortement que depuis le 13 décembre 2018, la vie quotidienne n’y est plus régie par un dogme observé avec la plus grande sévérité, comme cela était le cas dans la première moitié du XXe siècle. Une situation qui était d’autant plus insupportable à l’auteur qu’il avait vécu deux ans dans le Paris libertin de l’entre-deux guerres, en tant que lecteur d’anglais à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
De plus, il régnait alors en Irlande une censure d’État affidée aux instances religieuses, laquelle avait interdit nombre d’ouvrages jugés licencieux, dont son premier recueil de nouvelles, More Pricks than Kicks, mis à l’index en 1934. De telles pratiques ont disparu dans la démocratie moderne qu’est devenue l’Irlande, et si Samuel Beckett était notre contemporain, il est très probable qu’il ne chercherait plus à fuir à tout prix son pays, et qu’il ne s’installerait pas à demeure à Paris, comme il le fit à l’automne 1937.
Mais, s’il nous faut imaginer un Beckett qui ne serait jamais entré dans le Panthéon de la littérature française, et qui n’aurait donc jamais figuré au programme du bac ou de l’agrégation de lettres, on peut penser que sa conception sans concession de la création artistique, que rien ne doit à ses yeux entraver, l’aurait conduit à dénoncer l’oppression dont aujourd’hui encore, dans de nombreux pays, les écrivains sont victimes, au nom de la religion ou de la raison d’État.
L’indignation que Samuel Beckett éprouvait face à l’injustice et à l’oppression, et la sensibilité à fleur de peau qui lui faisait ressentir dans sa propre chair la misère et les souffrances d’autrui, auraient tout autant trouvé à se nourrir et à se fortifier dans la société dans laquelle nous vivons, que dans le siècle qui précéda le nôtre.
Si les médias modernes saturent les populations de messages et d’images qui suscitent plus souvent l’émotion que la réflexion, ils permettent également de partager des connaissances, et de mobiliser les consciences à travers la planète, comme c’est le cas actuellement en matière d’écologie, ou de lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Et il ne fait pas de doute que celui qui fut l’auteur de quelques-unes des pièces les plus jouées et les plus traduites au monde aurait participé à sa façon aux grands combats de notre temps, par la littérature, certes, mais aussi par le cinéma, la télévision et la radio, des médias qu’il avait déjà expérimentés de son vivant, alors que ceux-ci étaient encore dans leur première jeunesse, et il se serait certainement passionné pour les nouvelles possibilités artistiques qu’offre internet.
Sa voix se serait-elle fait entendre dans le capharnaüm médiatique qui caractérise les réseaux d’information actuels ? On ne peut en juger, mais il est sûr que d’être lu, vu ou entendu, ne l’aurait en aucun cas affecté, et que, quel que soit le nombre de « like » dont il aurait été gratifié, il aurait continué sans ciller la tâche qu’il s’était assigné en 1949, dans les dernières lignes de son roman L’Innommable : « ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer, c’est tout ce que je sais, (…), je vais donc continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, (…), il faut continuer, je peux pas continuer, je vais continuer ».
Une ligne de conduite courageuse, et profondément humaine, qui vaut pour toutes les époques, aussi heureuses ou apocalyptiques qu’elles soient.
Dossier - Uchronie biographique : les figures littéraires du passé plongées dans un monde moderne
2 Commentaires
Caminador
07/09/2020 à 10:31
A mon sens, Beckett a été le précurseur spirituel de notre époque, et peut-être même des réseaux sociaux: une proximité physique qui contraste avec un sentiment de solitude de plus en plus fort, l'obsession du regard de l'autre, le nihilisme comme conception majoritaire du monde, un flot d'informations infini qui rappelle la voix intarissable de Molloy... Difficile de l'imaginer vivre de nos jours tant il a su en faire le portrait 60 ans auparavant. Comme le dit l'article, il n'aurait sans doute pas vécu aussi fort les fort les oppositions de valeurs s'il était né un siècle plus tard. Aurait-il choisi l'idéalisme et le dévouement aux causes sociales et environnementales, comme le suggère l'auteur, ou plutôt l'élaboration solitaire d'une réponse à ses contradictions intérieures, alors reflets des contradictions de son époque? Dur à savoir. Peut-être l'avenir nous le dira-t-il!
Ryoro
07/09/2020 à 17:24
Article extrêmement intéressant. L'initiative est bonne, la question semble être comment ces auteurs seraient influencés par la société d'aujourd'hui ? Mais on peut aussi tourner la question dans l'autre sens, si Beckett avait vécu de nos jours, la société aurait elle été différente ?