RÉCIT FRANCOPHONE - Toutes les écrivaines et tous les écrivains sans doute se retrouvent un jour confrontés à cette épineuse question : comment parler d’un livre en cours d’écriture. Faut-il cacher son idée pour la protéger des oreilles malveillantes et du mauvais œil ? Faut-il au contraire la partager pour l’enrichir, au risque de la voir s’évaporer ?
Tristan Garcia par exemple avouait récemment lors d’un entretien avoir peur de trop dévoiler de l’image qu’il poursuit dans le processus de création, car « dès qu’on dit l’image qu’on a en tête, elle apparaît toute petite ».
Comme il existe quatre-vingt-dix-neuf Schtroumpfs ou sept nains, on pourrait se livrer à une typologie d’auteurs et autrices en fonction des stratégies qu’ils adoptent pour parler d’une œuvre en gestation. Il y aurait Grincheux, recroquevillé sur son idée comme Gollum sur son anneau ; Atchoum, qui éternue son projet sur le premier venu ; Prof qui l’explique dans les moindres détails mais n’en a pas écrit une ligne. Alexandre Labruffe, lui, serait un cas à part. Par un improbable alignement des planètes, par un hasard tel qu’on n’en invente pas, le monde qui l’entoure a pris la forme du roman qu’il projetait. Où qu’il regarde, il ne voit que la matérialisation de son idée.
Un hiver à Wuhan n’est pas le livre qu’Alexandre Labruffe voulait écrire. Lorsqu’il est nommé attaché culturel à Wuhan à l’automne 2019, il a déjà entamé un roman post-apocalyptique et compte puiser dans les méandres de la Chine contemporaine pour l’alimenter. Wuhan, automne 2019, vous l’avez compris : la pandémie va lui couper l’herbe sous le pied, l’apocalypse sera rien moins que fictive. Impossible dès lors d’ignorer une réalité si énorme qu’elle évide la matière même de son roman. Il en fait le constat amer lorsque le virus prend possession de la ville : « Le réel percute la fiction que je suis en train d’écrire. […] Je la stoppe pour ne pas avoir l’impression de vivre dans mes propres affabulations. » Fini le roman, son livre sera un récit documentaire.
Il ne faudrait pourtant pas prendre Un hiver à Wuhan pour une de ces épopées réflexives où le discours sur la création fait la création, où l’impossibilité de l’œuvre fait œuvre. Ce que le récit donne à voir c’est avant tout une description de la Chine contemporaine et son évolution depuis vingt-cinq ans.
Le livre, construit de manière chronologique et entrecoupé de flash-backs, suit l’auteur de son arrivée à Wuhan à son retour dans une France encore épargnée par le virus. En habitué de l’empire du milieu – il y a séjourné pour divers motifs professionnels de 1996 à 2001, de 2008 à 2012 et en 2019 – Alexandre Labruffe montre combien la crise sanitaire et écologique que nous traversons était contenue en puissance dans son industrialisation chaotique, où les catastrophes quotidiennes sont légions.
Porté par une écriture fragmentaire que l’on trouvait déjà dans Chroniques d’une station-service, le livre déploie la fascination presque morbide que l’auteur entretient pour la Chine. Dès son arrivée à Wuhan, les particules fines l’assaillent, la « Grande Muraille numérique » l’enserre, son téléphone portable chauffe de manière suspecte. Peu à peu sa paranoïa prend corps. On fouille dans les fichiers de son ordinateur, des inconnus pénètrent dans l’appartement d’une de ses collègues et c’est bien une caméra de surveillance qui est pointée sur la fenêtre de son bureau. Comme une allégorie, ce sera finalement dans le virus que s’incarnera cette menace fantôme. La Chine est devenue cette dystopie non seulement hyper-polluée mais hyper-surveillée où le pire est inévitable.
Pourtant, on sent le pouvoir d’attraction qu’elle exerce sur l’auteur, qui n’hésite pas à la comparer à une drogue. Et l’on découvre que cette matrice de la modernité ultra-libérale est également la matrice de son œuvre. La Chine est à l’origine de son esthétique, que l’on retrouve tant dans Un hiver à Wuhan que dans Chroniques d’un station-service, ce « goût du fragment », cet attachement à la « beauté du défaut ». C’est d’ailleurs dans une zone industrielle du pays que lui apparaît, en août 96, « un désir, un dessein. Celui d’écrire. »
Comment expliquer alors qu’au moment de décrire cette matrice, le langage se dérobe ? La découpe de l’action par fragments convenait parfaitement à l’intemporalité presque spatiale de la station-service du premier roman ; ici, le caractère fortement chronologique du récit la rend parfois artificielle. Les mots eux-mêmes semblent faire défaut à l’auteur qui se trouve obligé, faute de mieux, à des variations synonymiques pour illustrer son désarroi face la réalité : « irréel », « surréaliste », la réalité « déréalisante », « réalité parallèle », « accélération du réel », « brouillard irréel », « défunt réel ».
De même, l’ambiance de science-fiction qu’il souhaite donner à voir et à sentir est calquée sur une série de mots fourre-tout qui finissent par sonner vide : « post-futuriste », « rétro-futuriste », « post-apocalyptique », « paranopocalypse » « micro-apocalypses », « pré-apocalypse », « univers dystopiques post-apocalyptiques hétérogènes », « airpocalypse » (on notera également le mot-valise « enlaidisneylandisation », aussi peu heureux que difficile à prononcer).
C’est ainsi Wuhan et la Chine qui se figent dans un décor préétabli, que ne vient pas bousculer une abondance de phrases nominales.
Toujours ce sentiment d’irréalité.
De ruine et d’irréalité.
De ruine de l’irréalité
peut-on lire à la page 48, témoignant de l’incapacité de l’auteur à dire le monde qui l’entoure.
Il est intéressant de relever que ce flou sémantique touche jusqu’au roman qu’Alexandre Labruffe avait commencé d’écrire, et qui est tour à tour qualifié de « fresque post-apocalyptique barrée », « conte paranoïaque chinois », « dystopie post-apo barrée », « roman biopunk ».
De ce projet initial, l’auteur s’est débarrassé du héros, mais il en a gardé le décor. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le monde lui est presqu’impossible à décrire – la fiction s’y est projetée et l’on sait combien il est difficile de parler d’un roman en cours. Prenons alors au sérieux cette « ruine de l’irréalité », qui est surement l’idée la plus belle qui traverse récit : plus que la tentative de description d’une Chine dystopique ou la chronique d’un virus, Un hiver à Wuhan serait l’adieu à un livre impossible.
Alexandre Labruffe - Un hiver à Wuhan - Verticales - 9782072914805 – 12 €
Les romans de la rentrée littéraire : 2020, l'année inédite
Paru le 10/09/2020
112 pages
Editions Gallimard
12,00 €
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