Depuis plusieurs semaines, on surveillait le Studio Walrus, célèbre pour ses créations de fichiers EPUB3 délirantes, mais pas encore assez connu pour la qualité de ses publications. C'est qu'une ligne éditoriale, cela se bichonne, s'affine et se peaufine, avec le temps, le choix des textes et le sentiment d'oeuvrer à l'identité de sa maison d'édition. La dernière parution, Mon Donjon, Mon Dragon écrit par Lilan Peschet, marque clairement une évolution dans la vie de la maison. Ou plutôt, donne la pleine puissance du Studio Walrus, comme découvreur de talents.
Le 05/06/2013 à 17:20 par Nicolas Gary
Publié le :
05/06/2013 à 17:20
« C'est un follower, sur Twitter, qui nous a signalé le livre de Lilian. Je suis entré en contact avec lui, et... j'ai lu le livre. Tout y était, mais nous avons beaucoup retravaillé le texte. Dans la version proposée, Aurore, le personnage féminin, est bien plus complexe, et la fin est radicalement différente », explique l'éditeur, Julien Simon, heureux de l'accueil réservé à ce dernier livre. Pas moins de cinq versions plus tard, le texte est scellé.
« C'est le manuscrit qui nous fallait, pour que s'affirme notre ligne éditoriale », et cette dernière est pleinement assumée : « Nous publions ce que l'on a envie de publier, ce que l'on aime uniquement, alors que nous avons longtemps expérimenté et testé des concepts, que l'on soit les premiers ou non. » Et l'expérimentation, Walrus l'a menée tambour battant : textes courts, livres dont vous êtes le héros, ou encore fichier numérique enrichi, les aventures ne manquent pas.
Sauf que ceux qui les suivent avaient déjà noté cette dominante un peu folle, cette approche quelque part entre la pop culture contemporaine et les récits, avec suppléments de tentacules, comme dans la saga Jésus contre Hitler. « Désormais, on se fait plaisir, et le livre de Lilian illustre parfaitement ce que l'on apprécie. Son texte est frais, enthousiasmant. » Le roman, Mon Donjon, Mon Dragon, venons-y...
Stéphane Hessel, c'est loin d'une révélation du mythe de Chtulhu
Extrait "La trentaine, j'organise mes week-ends de manière militaire. Objectif : ne pas avoir de temps mort. Il faut éviter l'ennui. L'ennui mène à la réflexion, la réflexion mène au questionnement, le questionnement mène à la souffrance et la souffrance mène au « côté obscur »." |
L'histoire est celle de Bram, développeur qui travaille dans une boîte qui pourrait être une web agency parisienne assez classique. Il partage sa vie entre le jeu de rôle papier et les wargames, manoeuvrant des figurines de nains, et la lecture d'ouvrages de fantasy et de SF. Des mondes imaginaires, uniquement, parce que le réel, c'est sinistre. Avec Stéphane Hessel « on est loin d'une révélation du mythe de Chtulhu », découvre-t-il en finissant Indignez-vous.
Dans cet univers d'ennui - « rien de biographique », assure l'auteur, avec le sourire - une stagiaire va chambouler sa vie. Aurore, jolie jeune femme, lui fait tourner la tête, et déboule dans ce monde bien huilé. Elle qui est passionnée d'information, de sociologie, de Courrier international, perturbe passablement le monde de Bram. Jusqu'au jour où elle lui demande de créer un site internet pour son père qui est mourant. Un site qui serait l'incarnant de la démocratie, la plus pure, sur internet.
« Je me suis beaucoup intéressé à la démocratie 2.0, comme on en parle partout. Pour s'investir dans la politique, il fallait construire les règles d'une nouvelle approche démocratique. C'est cela que va réaliser Bram », explique Lilian. Mais par-delà cette dimension politico-internautique, le livre « raconte un univers mental, une génération, celle des 30/40 ans, qui m'a demandé trois années de travail. Aujourd'hui, je suis content qu'on m'annonce que le livre a été avalé en une journée. Mais j'y ai passé trois ans », plaisante-t-il.
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P.Barrera, CC BY 2.0
Extrait Petit, je regardais beaucoup de dessins animés. La télévision déversait tous les jours des heures de personnages plus héroïques les uns que les autres et moi, derrière mon petit écran, je jubilais. Je me souviens que le mercredi était mon jour préféré, à cause de Dorothée, de ses quatre copains, des Musclés et de leur dromadaire extraterrestre. Quand on y repense, c'était con. Mais c'est un peu ça l'enfance : être tellement con qu'on gobe tout. |
Ce roman, il faut être clair, doit beaucoup à Michel Houellebecq. Julien Simon, l'éditeur, apprécie beaucoup les premiers titres du romancier, et surtout « il adore Lovecraft, ce qui nous fait un sacré point commun ». En approchant le travail éditorial, c'est d'ailleurs avec cette idée qu'il a réfléchi : « Si Houellebecq, celui des Particules élémentaires, ou de Extension du domaine de la lutte, avait eu ce livre dans les mains, qu'en aurait-il fait ? Sans cette idée, le livre n'aurait pas eu la même approche. »
D'ailleurs, on en retrouve quelques effluves : tant dans la montée d'hormones et de phéromones, que dans l'adrénaline dévastatrice. « Clairement, dans les premiers ouvrages de Houellebecq, on trouvait cet esprit sombre, avec un sourire en coin », poursuit Julien Simon. « C'est aussi l'histoire d'un homme triste, seul, qui est happé par les relations sexuelles que lui impose le personnage féminin d'Aurore. Cela reflète notre monde contemporain, avec ses excès de performances sexuelles, ses films porno. » Le tout sur fond de torture mentale délicieuse.
Mon Donjon, Mon Dragon, c'est tout à la fois un manuel à l'usage des femmes contemporaines, pour comprendre ce que l'on désigne comme des Geeks [NdR : qui signifie, originellement, Passionnés], mais également pour comprendre l'homme moderne, complètement déboussolé. Dans un monde où les femmes maîtrisent leur contraception, leur vie professionnelle, leur sexualité et bien d'autres choses encore, le déséquilibre qui avait cours jusqu'alors est complètement chaviré. « C'est comme un guide du routard en territoire geek, mais pas simplement. »
Que non, pas simplement. C'est un véritable écho du siècle, comme disait Hugo, bien écrit et facile à dévorer. C'est houellebecquien, parce qu'il faut parvenir à trouver des repères sur la carte, mais c'est dans un territoire ultra-contemporain que s'inscrit le livre de Lilian Peschet. Il revient alors à chacun de découvrir ce qui peut se cacher sous le tee-shirt Star Wars que les Geeks peuvent arborer. Non seulement, un coeur y bat, parfois pris dans un monde grinçant d'humour noir, mais avant tout, c'est le portrait d'une génération qui se dessine - sous la forme d'un « coma idyllique ».
« Mais une femme n'est pas une bonne solution : une femme cherche un homme capable de la divertir, de l'occuper et de s'occuper d'elle. C'est comme un parasite qui te pompe toute ton énergie et qui se choisit un autre hôte une fois qu'elle t'a vidé, comme dans Independance Day. ».../...« Quand on débute une relation, une chose ne change jamais : les messages sur le répondeur se multiplient. Les amis sont jaloux. Ils s'aperçoivent qu'ils comptent moins. Du coup, ils insistent deux fois plus. Une sorte de tension s'installe entre eux et votre nouvelle nana. Résultat, il faut créer un équilibre qui rendra supportables les frustrations de part et d'autre : soirée chez les potes, frustration dans le couple, soirée cocooning, frustration dans les pubs. »
Indispensable, mesdames. Fût-ce pour comprendre pourquoi aujourd'hui, le coup de foudre, chez certains, est baptisé « Kernel Panic » ! C'est pourtant de la même chose que l'on parle.
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