« Mes camarades, j’étais avec eux mais j’étais seul pourtant » Placé après le décès de son père chez son oncle Gustave et sa tante Gertrude, Luc n’ira pas à l’école, « la tante Gertrude ne m’envoyait pas à l’école parce que l’école corrompt l’image enfantine ». Livré à ses doutes et à ses peurs, l’enfant développe une sensibilité. Singulière : il hurle la nuit, se griffe le visage, a des visons. On dit de lui : « il n’y a rien à faire de cet enfant ».
Par Denis Gombert
Donc on s’en débarrasse. Voici l’enfant en pension. En fait c’est un institut médical spécialisé, un asile pour gosses. Le petit n’a pas 10 ans. Autour de lui, puisqu’il faut les nommer, des fous : « lui avait des moustaches comme des gros fils qui lui sortait du nez », « un autre tricotait continuellement en l’air avec ses mains », un autre « répétait comme une prière pinepenocon, pinepenocon ». Luc devient le numéro 316. On le lave à grands jets et on lui donne des « souliers grinçants ». Ce sont des nuits sans sommeil, des heures de méfiance où Luc subit l’extraordinaire violence des enfants entre eux, les brimades, les attouchements, les sévices, le chantage. Telle est l’éducation qu’il reçoit. Sa mère ne donne pas de nouvelles. En deux ans, une seule lettre.
Reste le souvenir : « la nuit, dans mon lit, je m’appliquais à me souvenir d’elle ». Comme Luc ne possède rien, il arrache parfois quelques feuilles aux arbres et cache des cailloux sous son oreiller. La nature le fascine. Il la trouve plus grande et plus belle que les hommes. Un jour, il en parlera… Placé dans une nouvelle structure d’accueil à la campagne, Luc apprend un travail. Sarcler le potager devient vite sa seule véritable passion. Dame-Nature est un excellent exutoire pour apprendre la patience et la beauté. Cueillant une fleur, Luc en tombe amoureux : « le soir, dans mon lit, je mis la fleur contre ma joue, c’était comme la bonté d’un ami, la main d’une mère ». Petit à petit, Luc sort de sa coquille. Autour de lui il y a les autres, les « copains », dont Grangeons le Grand qui règne sur cette troupe comme un empereur. « Il était trapu, membru, beau comme Pépin le Bref. Il avait des yeux de colère, des dents de loup et des mains blanches ».
C’est un héros. Un jour Grangeons s’échappe mais rattrapé par les gendarmes, le fuyard est ramené au pensionnat : « il avait le nez bleu, une oreille arrachée, de la terre et du sang sur la figure, une chemise et une culotte qui n’était pas d’ici, les jambes en sang et il marchait pieds nus ». Luc le trouve très beau. Après ce sera Paris, dans une toute petite chambre, avec sa mère retrouvée. Cependant, Luc est livré à lui-même dès que la mère part au travail. On lui offre un petit chat pour tromper l’ennui. Il le tue. Puis un autre. Qu’il tue aussi. En aucun cas, Luc ne voulait faire de mal. Ce n’était pas de sa faute, c’était seulement pour jouer. Personne ne peut se sentir aussi triste que Luc désormais. Luc fugue. Quelque chose a poussé en lui de plus fort que lui : « j’avais une colère à arracher les arbres ». Il faut donc partir de nouveau.
Cette fois-ci ce sera l’Auvergne. Luc y vit quelques jours heureux en régnant sur un bout de jardin qu’il ordonne lui-même. Une vocation est née. Un enfant amoureux des fleurs. On fait son portrait dans une revue horticole. Les fleurs, c’est certain, recèle le secret du monde. Luc le pense sincèrement : il le dit alentour : « les fleurs sont plus belles que les beaux vêtements, elles sont meilleures que les meilleurs bonbons, elles sont plus intéressantes que les livres, elles sont plus amusantes que le cinéma. D’abord, si vous êtes amoureux... » Cette parenthèse enchantée se referme. Une autre s’ouvre, plus douce-amère. Il faut maintenant trouver un travail, une position dans la vie. Luc s’aperçoit avec embarras combien il a peu de choses à offrir. Une opportunité se présente : sélectionner des articles pour la presse. Vie de bureau et de mots. La question de l’amour et des femmes le taraude. Luc grandit. Il y a Mlle Blanche, figure sublimée donc inatteignable, puis Charlotte, une collègue rencontrée dans un bureau de presse qu’il aimera tendrement et qui disparaitra du jour au lendemain, puis Louise Cholet, une petite vendeuse, Gisèle, une prostituée à qui il raconte des histoires de fées et Madeleine, une étudiante.
Quand Luc est amoureux, il fait des bêtises, se rase la tête, écrit des poèmes, tremble. Il finit par attraper un grand mal. Mauvaise toux. Compression sur les poumons. Hospitalisation et piqures d’huile de camphre. Grand repos préconisé. Un malheur n’arrive jamais seul. C’est sa mère qui dépérit. La fatigue et l’alcool. Le mal de vivre aussi. Lorsqu’elle décède Luc a le sentiment de tout perdre : « depuis ma naissance jusqu’à ma mort, ma mère m’avait conduit par la main à travers le monde, et ses pas traçaient ma route et ses yeux étaient la lumière qui me guidait. Et maintenant la lampe était tombée et je restais sans route, sans direction, sans futur. » De nouveau Luc repart. On le place à la campagne comme garçon vacher, le voici à la tête de sept beaux spécimens auxquels il s’attache. Il y a Papillon, Mignonne, Charmante, Poulette, Rouquine, Rosette et Bellone. Avec ses nouvelles amies, Luc s’invente assez d’histoires pour tourner le dos au monde et aux hommes. Heureusement la fille de maire se rend compte que ce garçon vaut quelque chose. Elle en parle à son père. Luc n’est pas le benêt qu’on croit. On le fait parler. C’est vrai, il n’est pas idiot. C’est entendu Monsieur le Maire fera une recommandation en sa faveur dans quelques grandes administrations. Il est temps de partir de nouveau vers un nouveau destin. Tout le monde regrettera la douceur de Luc mais lui ne regrettera pas la cruauté de ces hommes qui l’ont obligé à fouiller la gorge du cochon à mains nues pour le saigner. De nouveau seul, face au vaste monde dont il connait déjà l’aridité et la vanité mais bien décidé à y faire pousser quelques fleurs, Luc se demande de quoi demain sera fait. « Que deviendrai-je ? -Ecrivain, répondait une voix comme par un téléphone mal branché. Et à qui lirai-je ce que j’écrirai ? A eux ? Ils sont trop et chacun est occupé d’autre chose. »
Formidable œuvre autobiographique autant que roman de formation écrit par un jeune homme de 22 ans, Le bonheur des tristes est le livre qui dit le mieux, dans une langue pure, avec la plus grande honnêteté d’âme, comment un enfant mystérieux, différent, désaxé, deviendra un jour un écrivain. Roman à nul autre pareil, subtil et poétique mais aussi rageur et blessé, Le bonheur rappelle à sa façon qu’on ne devient pas impunément artiste. Il faut pour cela parvenir à domestiquer une immense douleur. Etre prêt à payer le prix du manque. L’écrivain est un inadapté qui trouve dans les mots qu’il crée le seul lien qui pourrait le raccorder au monde. Ce fil est si ténu qu’il est prêt, à tout moment, de craquer. Il aura fallu pour Dietrich tout ce cheminement, toute cette rage et ce malheur, toute cette bonté contenue aussi pour trouver sa propre voie. Suivre pas à pas, de 6 à 18 ans, le long apprentissage de Luc est aussi émouvant que captivant. Réchapper de la folie pour apprendre à se construire ne va pas sans blessures. Toujours Luc se cogne. Mais l’antidote est aussi dans le poison. La blessure reçue deviendra un jour la lance de la création.
Le Bonheur des tristes est une œuvre à part que l’on offre à des gens à part, pas des gensdelettres mais peut-être bien au contraire des gens qui ne parviennent à se comprendre qu’au-delà des mots. On pourrait rattacher ce roman à Batling le Ténébreux de Vialatte et aux 400 coups de Truffaut pour le talent qu’a l’auteur à rendre le sentiment d’espoir et de détresse mêlés de la jeunesse. Mais Le bonheur des tristes est encore autre. Il possède une mystique en plus, quelque chose d’indicible qui nous conduit au tréfonds tourmenté d’une âme pure, au seuil de la folie. Luc Dietrich fut tout au long de sa vie homme perdu car on ne se remet pas d’une enfance en ruines. Pour l’écriture, il aura un parrain en la personne de Lanza del Vasto, drôle d’oiseau lettré, gourou inspiré, fondateur de la communauté de l’Arche et disciple de Gandhi. Del Vasto collaborera également - on sait aujourd’hui que sa place fut plus celle d’un co-auteur que d’un simple lecteur bienveillant - au deuxième roman de Dietrich L’Apprentissage de la ville. Il fut aussi l’accoucheur de René Daumal. C’est d’ailleurs en apprenant la mort de René Daumal que Luc Dietrich subira une crise de démence. Nous sommes en 1944, Dietrich, à moitié-fou, erre. Il est pris dans un bombardement. Il est blessé. La gangrène s’installe. Il meurt en moins trois jours. Il avait à peine 31 ans. Luc Dietrich laisse derrière lui une vie faite de heurts et blessures, de silence, de fureur. Ses deux romans ainsi que son œuvre poétique sont à redécouvrir.
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