Nous y voilà, à ce "Monsieur Paul," publié en 1950, que je place très haut. Triste histoire que ce roman, et cependant, comme on verra, on y rit souvent. Le héros du nom de Schumacher (prononcez Shumakeur), profession assureur, fait le récit de sa vie à son fils qui vient de naître. Trois temps de narration : le moment où il écrit, les circonstances qui ont conduit à la naissance de Paul, et le passé plus lointain du narrateur. Et tout s'enchevêtre avec élégance, sans qu'on s'en rende compte.
Le 05/12/2010 à 17:11 par Les ensablés
Publié le :
05/12/2010 à 17:11
Par Hervé Bel
Le roman commence ainsi : "Aujourd'hui, 31 janvier 1950, à neuf heures du soir, je vais commencer à parler." Et ce qu'il a à dire à ce fils à qui Émilienne, sa compagne, est en train de donner le dernier biberon, n'est guère brillant. Paul, Monsieur Paul (le titre à lui tout seul, signifie assez la distance qu'il a vis-à-vis de son sang), est le fruit d'un adultère dont il va raconter, sans se ménager, les tristes péripéties. Esther était sa femme, une femme bien, avec laquelle il menait une vie tranquille et qui l'aimait, qui l'aimait tant d'ailleurs qu'elle sera admirable lorsqu'elle apprendra sa trahison, se contentant de subir, de pleurer, une femme comme il n'y en a plus guère. Ils allaient se promener dans Paris, appréciaient le restaurant. Une vie qui ennuyait Monsieur Schumacher. Son travail lui laissait trop de loisirs. C'est à force de s'inspecter que l'on arrive à se prendre en grippe. J'en étais arrivé à ne plus pouvoir me regarder dans ce miroir qui était toujours devant moi (...) Il m'eût fallu une de ces occupations absorbantes qui vous boivent, qui vous sèchent, qui doivent vous alléger quelque peu de votre trop plein. oui, un bon coup de tampon-buvard de temps en temps, cela m'eût fait du bien.
Monsieur Schumacher n'est pas content de sa vie. Il ne sait pas quoi faire. Il s'ennuie, il est mélancolique, sans illusion sur l'humanité. "Baudelairien" sans le savoir. Ses aventures en Amérique du sud qui ressemblent à celles de l'auteur (voir les détails dans nos chroniques précédentes) sont passées. Il a quarante ans. Un sentiment de vide. Alors ils cherchent les femmes. Elles restent les ultimes aventures à sa disposition. Tout, pourvu que ce soit du neuf, qu'il y ait une lumière même fugace, de l'événement dans sa vie. Oh, il ne se fait pas d'illusion... Il aura des rendez-vous au café avec Émilienne, comme il en a eu avec d'autres, et ce sera, toujours aussi fugacement, un éclair de désir, des journées qui passent plus vite. Ah, ces rendez-vous dans les cafés, dans les restaurants, ils n'ont plus la poésie de ceux qu'on a eus à vingt ans avec des jeunes filles! Bien vite on voit ce qu'on ne voyait pas. Et pourtant, par souvenir, par ennui, il faut goûter, coûte que coûte, au plaisir, au nouveau. Au restaurant, elle avait mangé un tournedos à la béarnaise, bien saignant; et, le soir, lorsqu'elle s'est déshabillée, j'ai vu des taches sur sa culotte, de la même couleur foncée que la sauce où elle avait trempé son pain (...) Aujourd'hui je sais que c'est un chaudron de sorcière dans quoi mijote un tas d'immondices, de pourriture. On est si désespéré, si ennuyé, de sa lamentable vie qu'on devient ignoble. Esther subit sans rien dire. Le narrateur le voit bien, qui cherche à la consoler, mais s’arrête toujours au dernier moment, où il faudrait lui dire : « Je quitte Emilienne, je reviens à la maison. » Il sait bien qu’il est lâche, mais c’est plus fort que lui, d’autant qu’Esther est faible.
Peut-être que si Esther cessait d’être victime, le regardait sans aménité, le toisait, peut-être bien qu’il changerait. Mais un être qui souffre, quelle aubaine ! Mauvaise conscience en la quittant, quelques tentatives pour être gentil, réparer… Réparer, alors que c’est impossible puisqu’il faudrait renoncer justement à ce qui nous tient, l’autre femme, celle qui nous fait illusion, nous donne cette illusion d’exister soudain. Ce n’est pas que Monsieur Schumacher soit méchant. Il est lâche, tout simplement, comme beaucoup d’entre nous… Car soyons honnêtes, qui n’a pas profité de la bonté d’un autre pour en abuser avec un mauvais goût dans la bouche ? Ma petite valise d’une main, ma serviette de l’autre, je continuais mon va-et-vient d’Esther à Émilienne et vice versa, sans rien voir du paysage, ni du temps qui passaient. Toujours pressé comme si j’avais eu la fatalité au cul, comme si je me fusse attendu à l’annonce d’une catastrophe, ou d’une bonne nouvelle miraculeuse qui eût tout modifié. (…) je me répartissais entre elles, sans satisfaire personne. En somme, malgré mes deux portes, mes deux clefs, je n’étais nulle part.Je m’ingéniais à me rendre utile partout (…) Je voudrais tant que tout le monde fût heureux, bien portant, ne fût-ce qu’extérieurement. C’est pourquoi je me divisais autant que je le pouvais, puisqu’il semblait que ma personne était nécessaire.
Non, Schumacher n’est pas méchant. Il veut que les autres soient heureux (au moins extérieurement, tout est dit…). Ce serait si confortable ! Plus de souci ! Partie cette mauvaise conscience qui noircit les moments les plus délicieux, les plus exaltants ! Et qui vous taraude, sans cesse, à tel point qu’on souhaiterait, soudain, un monde neuf où celle qui souffre n’existerait pas. Il sait qu’il pense mal.
Autant le dire, tout ce qu’il raconte, Calet l’a vécu : c'est son adultère. Expérience banale que celle-là : la tromperie, la trahison, la lâcheté. Ce qu’il y a d’exceptionnel dans ce récit, c’est la lucidité du narrateur. Quelqu’un logé en lui l’observe en train d'aller vers l'abime. Au même moment, implacable avec lui-même, il note les défauts de sa maîtresse qui le conduiront à l’enfer. Il propose à son épouse d’aller dans le Midi, quelques jours, parce qu’il veut réfléchir : un classique... Voir Emilienne pendant quelque temps, se faire une idée, faire le point. Toujours cela de gagner: quelques jours où il pourra sans remords, puisque la victime sait, profiter de sa nouvelle amie. Dans mon souvenir, il n’est rien d’aussi apitoyant que le départ d’Esther pour Toulon ; je n’ai même pas tenté de lui vanter les charmes de la côte. (…) Quand le convoi s’est mis en route, nous n’avions plus rien à nous dire. Esther n’a pas pleuré avant d’être seule ; elle devait s’en aller avec un restant d’espoir, presque rien. A partir du moment où je suis monté dans le taxi, le temps a brusquement démarré.Émilienne était assise dans l’antichambre, en peignoir, le visage enduit de lanoline, ce qui donnait de la rigidité à ses traits : elle avait au bord d’une paupière un compère-loriot (un mot oublié, si drôle), frais du jour si je puis dire. Elle eût pu en avoir deux, cela ne m’eût pas arrêté. A l’heure qu’il est, je comprends que toute cette affaire se jouait en moi seul. Au moment où il allait vers la catastrophe qui s’appelle Monsieur Paul, le narrateur notait tout en coin de sa tête, pour un jour en retracer les détails dans un livre. Ce qui n’est pas dit dans ce livre, mais qui est induit par le texte que l’on lit, c’est que le narrateur est écrivain, même s’il n’est qu’assureur. Pendant son adultère, son divorce, Calet n'oublie pas de prendre un cahier. Il se regardait agir déplorablement, sans réagir, et il est difficile de savoir soixante ans après si la pente qu’il suivait était plus forte que lui ou si ce n’était pas, plus simplement, une perverse curiosité pour le mal et la destruction. Détruire, oui, et se détruire, oui, car Emilienne ne lui convient pas. La duplicité, sans connotation morale, est peut-être le signe distinctif de celui qui écrit. Une espèce de schizophrénie l’empêche de tirer les conséquences pratiques de ce qu’il comprend. « Je fais le mal, je vois le mal, et je continue pourtant à le faire contre Esther, contre moi, je ne sais pas pourquoi. Je continue. » Tout cela pour aboutir à ce texte, à un chef-d’œuvre.
La rédemption par l’écrit: voyez ce que j’ai fait de la souffrance d’Esther, et de la mienne. Proust a décrit la cruauté psychologique, ce plaisir conscient que l’on a à faire souffrir. Il l’attribue au goût du sadisme, et sans doute est-ce vrai pour beaucoup, mais l’écrivain, lui, pratique peut-être le sadisme par curiosité, par intérêt professionnel, plus que par goût. De même qu'après avoir fait du mal, il se fera souffrir plus tard, seul, à la clarté de sa lampe, pour donner à ses personnages le sel de la vérité. Oui, Calet était double, triple, méchant, pas méchant, méchant, pas méchant. Mais qui était Calet ? Face à l’écrivain, la critique, l’analyse est mal aisée. Car de qui parle-t-on ? Il y a aurait peut-être une autre explication au comportement de Schumacher, et cette fois, il ne serait pas nécessaire d'appeler l'écrivain. Si Schumacher fait aussi aisément du mal à Esther, femme admirable, c'est peut-être, plus simplement, qu'il ne l'aime pas, qu'il a fait semblant. Et cela peut nous concerner tous. Ah, je n'en ai pas fini avec Calet. A suivre. Hervé BEL
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