Merci, cher Hervé, d’annoncer dans les Ensablés la réédition de Toxiques. C’est un essai de jeunesse rédigé par quelqu’un qui l’avait quittée. A certains moments, on regarde en arrière et on fait ses comptes : les livres tenaient une place majeure dans ma vie. J’ai cherché à comprendre pourquoi, comment et quelles œuvres m’avaient influencé.
Le 01/11/2015 à 08:00 par Les ensablés
Publié le :
01/11/2015 à 08:00
Ce sont trois questions distinctes, et mon essai répond clairement aux deux dernières : je donne des noms et des titres, je décris l’effet négatif que certains textes ont eu, temporairement ou durablement, sur mon existence. Sous ma plume, cela s’est appelé Toxiques, immédiatement, sans hésiter. Oui, j’ai été intoxiqué par la littérature. Et c’était un bon titre : Roland Jaccard, aux Presses Universitaires de France, a accepté tout de suite mon livre et son intitulé.
Ces textes que j’appelle nocifs sont de grands classiques, les piliers de la littérature française, des chefs d’œuvre sans frontière : Les Fleurs du Mal, la poésie de Rimbaud, Le Voyage de Céline, Beckett, La Recherche, Belle du Seigneur et Mémoires d’Hadrien, le grand roman romain de Marguerite Yourcenar. Des œuvres en vente partout, en édition de poche, qu’on lit en classe et à l’université. Du poison à la portée de tous ? En quelque sorte.
C’est bien le lycée qui m’a fait connaître, non pas le cœur de ces textes, mais leur parfum douteux. Ces œuvres étaient édulcorées et châtrées par des enseignants admirateurs, certes, mais probablement conscients des dommages collatéraux que ces pages pouvaient provoquer. On insistait sur les correspondances chez Baudelaire (« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ») ou sur des banalités (« Homme libre, toujours tu chériras la mer »), mais pas sur le spleen. Rimbaud était réduit à ses poèmes scolaires (« Le buffet »), à « Sensation » (qui se termine par « heureux comme avec une femme » !), aux « Voyelles » qui permettent de réduire la poésie à un jeu de mots. Proust était madeleinisé, Beckett absurdisé. Hadrien, l’empereur, devenait le héros d’un ennuyeux péplum. Il n’empêche, c’est le lycée qui m’a fait connaître ces noms. Les enseignants étaient bien obligés d’évoquer la légende : Yourcenar vivait en Amérique (à Mount Desert !) ; Beckett était l’Irlandais de Paris ; Rimbaud s’était exilé au Harar et Proust dans le 16° arrondissement ; Baudelaire se teignait les cheveux en vert en traduisant Confessions d’un mangeur d’opium ; Céline avait choisi le mauvais camp et Albert Cohen, grec, français, suisse et juif, avait mis trente-cinq ans à écrire Belle du Seigneur. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! J’ai entendu.
J’ai longuement lu ces textes quelques années plus tard, autour de mes vingt ans. Ce fut un choc, une noyade, un empoisonnement. Ces œuvres toxiques, je les lisais et devais les relire puisque je faisais des études littéraires. Ces livres m’ont fait du mal, je le raconte dans Toxiques. L’art est dangereux, sous toutes ses formes : c’est une substance explosive. Evidemment, plus l’œuvre est exceptionnelle, plus le lecteur est accro. La mauvaise poésie et les romans de gare sont en général inoffensifs, on s’en lasse vite.
L’institution a toujours joué un double jeu avec l’art et les artistes : « Admirez-les, mais ne suivez pas leur exemple », « Un peu d’art embellit la vie, mais trop d’émotions gâche l’existence ». Il y a, je crois, encore un peu de littérature au lycée, le plus souvent réduite à un absurde bachotage. Pour le maniement de la langue, des textes tirés de la presse et des articles de revues permettraient de savoir ce que comprennent les élèves, s’ils saisissent une argumentation et s’ils s’expriment correctement. Pas besoin de poésies ou de romans. En fait, l’étude de la littérature est une relique des temps où l’enseignement était réservé à une élite minoritaire. Cette minorité, destinée à commander, avait le temps de pratiquer les arts. Elle pouvait goûter aux toxiques sans risque de se contaminer, elle avait un vaccin.
Quel mal m’ont donc fait ces quelques classiques ? Ils m’ont désenchanté le monde. Il faut garder le plus longtemps possibles ses illusions, tel est le secret du bonheur. Or, la littérature cherche la réalité. Les grandes œuvres raclent, curent, nettoient, abrasent, dégraissent, déconstruisent, dévoilent : le réel est caché sous un vernis tenace, ces livres le décapent. L’odeur qui en vient est fétide. Les sociétés humaines reposent sur un système de représentations et d’idéologies indispensables à leur fonctionnement. Il y a la vie et un discours fleuri sur la vie pour aider à vivre cette vie. La littérature cherche la vie vécue, sans fioritures ni décorum, avec tout son fumet. De même, la science physique nous dit que cette larme qui coule est faite d’hydrogène, d’oxygène, de chlorure de sodium, de sels minéraux, et que son mouvement sur ma joue dépend de son volume et de l’angle de la pente. La littérature, comme la science, va plus loin que ce que l’on montre.
Les œuvres dont je parle dans Toxiques m’ont fait entrer très tôt dans les cuisines de la vie : la cuisine amoureuse, la cuisine de l’art, la cuisine du pouvoir, la cuisine humaine. Mon cher Hervé, ne passez pas incognito par la cuisine quand vous allez au restaurant, ça risquerait de vous couper l’appétit. Voilà, la littérature m’a coupé l’appétit. L’appétit de vivre. J’étais dégrisé à vingt ans. Or, nous dit Baudelaire, « il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » (Le spleen de Paris)
À côté des livres qui font voir, il y a des livres qui divertissent, entretiennent les illusions, endorment la douleur. J’en ai lu aussi. Ils ne sont pas méprisables, ils ont leur rôle, il faut du divertissement. Je mets à part les livres qui font rêver : le rêve est autre chose que l’illusion. L’illusion trompe, le rêve transporte, ce n’est pas pareil. Mais ce sont les toxiques qui m’ont marqué.
Cependant, autour de moi, d’autres avaient lu ou lisaient ces mêmes textes, des personnes intelligentes et sensibles qui ne semblaient pas en être incommodées. Ils lisaient Céline sans se dégoûter de l’humanité ; ils croyaient encore à l’amour après Belle du Seigneur ; ils lisaient Les Fleurs du Mal sans déprimer ; ils ne partaient pas à Katmandou pour avoir lu Illuminations ; ils croyaient à la politique malgré les confessions d’Hadrien ; ils continuaient à bavarder comme avant L’Innommable ; ils vivaient comme si le Temps ne se perdait pas en chemin. Pourquoi pas moi ?
La lecture reste un processus mystérieux. Il y a de bizarres différences de goût : on met Stendhal au-dessus de tout, ou Flaubert, c’est l’un ou l’autre. Il y a des positions irréconciliables : on est pour Christine Angot, ou contre. Allons plus loin : un tel lit la Bible et se convertit ; un autre lit la Bible et perd la foi. Cela s’est vu. Un seul texte provoque des effets différents et même contraires sur ses lecteurs. Pourquoi ? On essaie aujourd’hui d’expliquer ce phénomène : le lecteur, l’effet de lecture, l’expérience de lecture, l’acte de lecture sont l’objet de bien des thèses universitaires. C’est la sociologie qui s’approche sans doute le plus d’une réponse. Nous réagissons aux livres, mon cher Hervé, en fonction de notre capital. Plus vous avez de capital, moins la littérature agira sur vous. Le capital est le vaccin que j’évoquais plus haut. Et avec l’âge, comme notre capital a augmenté, la littérature ne nous fait presque plus rien…
Bourdieu distingue le capital économique, social, culturel. La jeunesse manque de capital économique. Elle n’a pas d’argent. Cela dit, se savoir un jour héritier est une forme de capital qui vous leste déjà. Le capital social, ce sont les amis, relations, connaissances, alliés (on lit parfois ce mot dans les notices nécrologiques), ou ceux des parents, et la famille elle-même est un capital. Ce réseau social, plus ou moins dense, plus ou moins puissant, a des idées, des croyances et des préjugés, des habitudes qui vont filtrer ou neutraliser les poisons. Le capital culturel (formation et diplômes, convictions, expériences, voyages, rencontres) amortit lui aussi l’impact des textes de choc. Ce capital est généralement mince à vingt ans, à moins que votre capital social ne vous ait permis de constituer un oreiller culturel. J’ajouterais volontiers quelque chose comme le capital psychique, c’est-à-dire le rapport au monde que l’enfance nous a façonné. Bref, mon cher Hervé, si certains livres m’ont fait tant d’effet, c’est certainement parce que j’avais peu de capital à l’époque où je les lisais.
Laurent Jouannaud
On m’a demandé si des livres m’avaient fait du bien. En effet, il y a des auteurs qui vous remontent, chassent les nuages, éclairent l’existence, sans faire de mensonges ni de retouches. De grands livres, et beaux. Ils m’ont aidé, heureusement, contre leurs frères toxiques. Oui, il faudrait un jour que j’écrive Toniques. Pour l’équilibre.
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