Outre le plaisir de flâner au soleil, les brocantes estivales sont une source inépuisable pour dénicher des romans ensablés. La Gerbe et le Fagot (1954) est l'une de ces trouvailles. La dédicace est une invitation à la lecture. « La forêt a toujours été pour l'homme des champs le lieu de mystère et des puissances invisibles. Terre de labours, terre d'amour, terre boisée, terre fermée. De l'une sort la gerbe dorée, de l'autre le fagot gris. »
Le 12/11/2017 à 09:00 par Les ensablés
Publié le :
12/11/2017 à 09:00
Par Elisabeth Guichard-Roche
Les frères Lambrette, bûcherons de leur état, débarquent en gare de Brissoles, bourgade de l’est de la France. Joseph et Gustave ont quitté la Belgique pour découvrir leur récente acquisition : 40 hectares de bois, aux Breuillards, sur la commune de Chevricourt. Ils ont investi leurs modestes économies dans ce qui semble une bonne affaire, payée un quart au comptant et le solde en rente viagère versée à une veuve de 80 ans. Grâce à leur expérience et leur vigueur, ils pensent pouvoir abattre les arbres centenaires, négocier les grumes, essarter les terres, vendre les parcelles et dégager une somme rondelette.
Cependant, ils redoutent une mauvaise surprise qui viendrait obérer la rentabilité précaire de leur projet. Les Breuillards recèlent-il autant d’arbres centenaires que promis par le notaire ? Y aura-t-il un chemin correct pour transporter les grumes ?
L’accueil à Chevricourt est glacial. Les commérages vont bon train face à l’arrivée des deux étrangers. La jalousie s’empare de certains lorsqu’ils découvrent que la veuve Laurent a cédé son bois sans les avertir. Le maire est acculé à héberger les voyageurs dans sa grange pour la nuit. Cette hostilité ne semble guère perturber les deux frères qui partent le lendemain à la découverte de leur bien. Un tour méticuleux du propriétaire permet de dissiper les inquiétudes et laisser place à une installation sommaire. La recherche d’un acquéreur pour le bois marque une première déconvenue.
Les deux frères doivent se résigner à le céder pour 4000 francs le stère alors que le cours s’élève à 7000 à la bourse de Nancy. La vente des fagots aux habitants de Chevricourt se solde par un échec. Il leur faut aller dans les villages alentour pour trouver acheteur et couvrir leurs dépenses d’entretien. Au rythme de longues journées de travail, l’abattage avance rapidement. Avec l’hiver arrive celui des grands arbres. Les charretiers de la scierie viennent chaque quinzaine débarrasser la coupe. Au prix d’une vie austère entièrement vouée au labeur, le rendement semble correct et l’espoir revient.
Les années passent. Joseph, l’aîné, souffre d’un lancinant mal de reins qui le contraint à se tenir voûté et amoindrit sa productivité. Le prix de vente des parcelles essartées est inférieur aux prévisions. Le cours du bois décline. La cohabitation entre les deux frères devient de plus en plus pesante.
De son côté, Gustave s’est épris de Marie, une journalière de Chevricourt. Il délaisse régulièrement les Breuillards pour l’admirer en cachette lorsqu’elle est au lavoir ou aux champs. Pour la première fois, il se sent joyeux et se prend à rêver d’une Marie bûcheronne à ses côtés. « Elle était de taille à abattre les baliveaux, à élaguer, débiter et façonner les fagots aussi bien qu’un homme, surtout quand cet homme se traîne sur la croupe sans avoir la force de manier la hache ».
La méchanceté des villageois précipite le mariage et l’installation du couple aux Breuillards, dans une hutte spécialement conçue par Gustave. Joseph ne décolère pas et cherche à faire fuir la jeune épouse. « Elle s’était insinuée entre eux comme le coin de fer s’enfonce dans une bûche et la fend en deux. Elle avait déchiré leur propre fibre : à cause d’elle, ils étaient devenus étrangers l’un à l’autre, presque ennemis». Élève assidue, Marie apprend vite à manier la hache et le passe-partout.
Après quelques semaines, le rendement de l’exploitation s’accroît notablement. De plus en plus jaloux, Joseph s’isole davantage et nourrit de sombres projets. « Avec le temps, ses désirs de vengeance poussaient comme une herbe mauvaise. Il n’hésitait plus que sur le choix des moyens : enfumer les maudits dans leur hutte jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou mettre le feu aux quatre coins du bois pour consommer leur ruine à tous». Une nuit, il passe à l’acte et scie une large entaille dans un tronc.
Le lendemain, le vent précipite la chute de l’arbre sur le couple. Sain et sauf, Gustave comprend vite que « Joseph avait essayé de les tuer et ils ne devaient leur salut qu’à la violence du vent, le vieux étant trop habile pour avoir mal calculé son coup ». Marie gît à terre inanimée, la tête ensanglantée... N’ayant plus rien à perdre, Gustave court chercher de l’aide au village. « L’auberge est la maison de ceux qui n’en ont pas; elle offre un asile accueillant à tous... Oui, c’est là qu’il fallait demander du secours; c’est de là que l’on pouvait appeler le médecin ». La détresse de Gustave réveille la culpabilité des villageois qui se mobilisent avec bonheur pour sauver Marie, l’une des leurs. « C’était à qui s’efforcerait de faire oublier à Marie les mauvaises heures du passé. Elle était devenue une sorte d’héroïne de roman-feuilleton. On ne lui connaissant que des qualités; c’était à qui l’encenserait».
À travers ce récit rustique, André Devaux dépeint avec réalisme la vie d’un petit village après la guerre de quatorze. L’hostilité envers les étrangers est posée d’emblée et perdure au fil des pages. Les deux frères sont accusés du tarissement des sources, de la rareté du gibier, des maigres récoltes, des pandémies. Ils sont même soupçonnés de sorcellerie lors de la mort d’un villageois. Le médecin lui-même est atterré : «il avait regagné sa voiture en maugréant contre ces paysans attardés qui, par on ne savait quelle déplorable tradition, avaient gardé, en plein XXe siècle, l’esprit superstitieux des manants de l’an mille».
Au-delà des différences de nationalité, l’incompréhension entre villageois et bûcherons tire son origine de différences plus profondes. Les uns cultivent la terre nourricière, les autres abattent le bois hostile. Les uns vivent regroupés dans les villages, les autres préfèrent la solitude et l’inconfort d’une simple hutte. «Maître des champs et vassal de la forêt, tel est le paysan. Cela ne va pas sans une hostilité instinctive et secrète à l’égard de l’être qui se dérobe à la clarté de la plaine, qui vit séparé de ses frères, qui s’enfouit dans le mystère du feuillage, et voit à coup sûr des choses étranges dans son immense tanière végétale».
Devaux relate sans retenue le poids des ragots et commérages. Omniprésents, ils atteignent un paroxysme lors de la découverte de la liaison entre Gustave et Marie. Très vite, elle est bannie par les familles qui l’employaient. Son jardin est saccagé. Des pétards éclatent nuitamment dans sa maison. Apeuré, son propriétaire lui donne congé. Aucun villageois n’assiste à son mariage. Le maire lui — même délègue un adjoint. Le dénouement où la solidarité et les remords de quelques-uns l’emportent pour sauver Marie souligne l’ineptie de cette hostilité collective. « Ils avaient beau réfléchir et tenter de mettre de l’ordre dans leurs idées pour justifier leur conduite : les torts étaient du côté de Chevricourt et non du côté des Breuillards. Il ne suffisait pas de le reconnaître; il fallait réparer les sottises s’il en était encore temps.
Au long du récit, la présence de la forêt et le travail des bûcherons sont l’occasion de descriptions fouillées, souvent empreintes de mélancolie. “C’était pour eux un langage familier. Ils entendaient d’abord la douce plainte de l’écorce meurtrie, puis le couplet douloureux de l’aubier auxquels succédait le chant désespéré du cœur de l’arbre; la scie allait et venait toujours, insensible à la détresse du bois, la plainte s’affaiblissait ensuite comme le souffle d’un moribond; l’arbre forcé par les coins s’inclinait, chancelait, craquait et, dans un grand fracas de branches brisées, s’abattait sur le sol, qui tremblait au loin.”
André Devaux figure parmi les auteurs complètement ensablés à tel point qu’il est souvent confondu avec un philosophe homonyme ! Né à Blumeroy — haute marne — en 1894, il est décédé en 1991. Il a publié en 1936, une étude critique sur Arnaud Godoy, poète catholique. La Gerbe et le Fagot paraît 1954 et reçoit le Prix Édouard Herriot. Là encore difficile de trouver des informations sur ce prix littéraire. L’ouvrage a été réédité en 1963, agrémenté d’illustrations de P.Belle.
Élisabeth Guichard-Roche novembre 2017.
Commenter cet article