Théodore Reinach était un membre de l’Académie. Qu’est-ce qu’un membre de l’Académie ? Pour son épouse un compagnon attentif et aimant ; pour son voisin de palier, qui s’en félicite, un homme d’études et de silence ; pour ses élèves, s’il enseigne, un intimidant gardien du Savoir. Mais pour nous, lecteurs, à plus d’un siècle de distance, Théodore Reinach, l’académicien, est l’enchanteur qui nous transporte aux temps reculés de la Grèce antique, qui nous emmène dans la formidable épopée de Mithridate.
Par Antoine Cardinale
© Hervé Lewandowski (RMN)
Comme il est difficile de le séparer de Joseph et Salomon, ses frères, tant la postérité les a unis sous l’acronyme de JST : les frères Je-Sais-Tout ! Ils furent, « Parisiens fondamentaux » 1, les piliers des cercles les plus mondains et l’illustration de la société savante. Ils furent aussi, juifs, républicains, riches, pour chacune de ces qualités particulièrement et pour l’ensemble qu’elles formaient, la cible de haines qui, sans nous étonner, nous attristent car elles vinrent parfois des plus délicats esprits de ce temps 2.
Théodore, des trois, est le plus doué, d’une précocité inouïe : il obtint, dans ses trois années de lycée, dix-neuf prix au Concours général, dont les premiers prix de français, de vers latin, de version grecque, de géographie et d’anglais. Comme il faut bien faire une carrière, il se dépêche d’être docteur en lettres et en droit : il sera avocat.
Mais sa passion est ailleurs. C’est la Grèce antique qui magnétise son intelligence et son activité alors est stupéfiante : il publie dans l’espace resserré de huit années un ouvrage sur les successions dans la Grèce ancienne, traduit –le premier- la République d’Aristote 3 ; se transporte à Constantinople pour y classer, à la demande du gouvernement turc, les huit sarcophages de l’école ionienne qui sont encore une des fiertés des musées ottomans 4; déchiffre à Delphes une mystérieuse inscription dont il devine génialement qu’elle est une partition musicale, en transcrit la mélodie et en confie l’arrangement à son ami Gabriel Fauré ; classe toutes les monnaies de l’Asie Mineure 5; publie un Recueil des inscriptions juridiques grecques (1890-98).
La place manque, mais on se doit de faire encore une mention particulière pour une partie moins connue de ses travaux. Avant cette frénésie grecque et après qu’il en eut parcouru toutes les avenues, au début et à la fin de son parcours intellectuel en somme, il écrit à vingt-quatre ans d’une part une Histoire des Israelites (1884) et dirige d’autre part de 1902 à sa mort l’édition des Œuvres complètes de Flavius Josèphe ; il joua un rôle qui n’est pas oublié dans le renouveau des études juives.
Enfin, député par la Savoie, il est le rapporteur de cette décisive loi sur les Monuments historiques du 31 décembre 1913, ajoutant son nom à la suite de ceux, Mérimée, Montalembert ou Hallays, qui ont aimé et protégé « les longs souvenirs qui font les grands peuples ».
Mithridate le Grand
C’est en 1890, dans un titre qui sonne comme une tragédie classique ou un opéra baroque - évoquant le Attila, roi de Huns de Corneille ou le Jules César en Égypte de Haendel 6 - que Théodore Reinach choisit, avec un orgueil qu’il ne dissimule pas, de devenir le premier biographe de ce Mithridate Eupator, roi du Pont7 qui comme Reinach l’écrit admirablement, « sans avoir pris lui-même le surnom de grand, l’a reçu de la haine clairvoyante de ses ennemis ».
Racine, auteur d’un Mithridate qui ne compte pas parmi ses tragédies les mieux venues, nous l’assène dans sa Préface : « Il n’y a guère de nom plus connu que celui de Mithridate ».
Mais que notre orgueil n’accuse pas longtemps notre ignorance : ce monarque que Cicéron appela « le plus grand des rois auxquels Rome eût jamais fait la guerre »8, n’avait, au temps de Théodore Reinach, jamais fait l’objet d’une biographie. À peine les érudits pouvaient-ils trouver dans Strabon, Appien, Salluste ou Dion Cassius des éléments forcément parcellaires et en rapport seulement avec l’histoire romaine ; à peine les touristes pouvaient-ils admirer à Rome, au Musée Capitolin, ce Vase de Mithridate qui laisse à penser des fabuleux trésors de celui qui reprenant, après deux siècles, la pensée d’Alexandre, étonna l’univers par l’immensité de ses projets et qui « ne croyant rien au-dessus de ses espérances » pensa marcher sur Rome, pour étendre à l’Occident l’empire qu’il exerçait sur l’Orient entier.
Grec par la culture, protecteurs des arts et des lettres par politique, versé dans la médecine, mais seulement pour déjouer les risques du poison, grandi au milieu de cruautés de sérail, ce monarque est en réalité, par toutes les traditions de sa famille, par une hubris toute orientale, profondément perse. Faisons connaissance au physique, avec celui qui échappe au massacre que sa propre mère ordonne, et pendant sept ans, jeune Hercule, se cache dans les montagnes les plus reculées pendant que Rome, de loin, surveille son royaume.
Observez comme l’historien, qui compte parmi les premiers numismates de son temps, fait parler et redonne vie aux médailles : « Au physique, un colosse…Il avait la stature et la force qui imposent aux Orientaux ; il avait aussi la beauté, don du ciel, qui séduisait les Hellènes. Ses premières médailles nous font connaître ses traits : le visage s’encadre entre de légers favoris et de longs cheveux bouclés…la bouche entr’ouverte va parler ; la narine s’avance, frémissante ; ..l’œil profond où l’on devine un feu sombre…. » 9
Rome pensa gagner au change et mettre facilement à raison ce juvénile roitelet des confins du Pont-Euxin, qui réclamait sa couronne les armes à la main et qui, en l’an 111 av. J.-C. commence son règne en jetant au cachot sa mère et en l’y faisant mourir ; qui adjoint à sa principauté du Pont la riche Chersonèse, la Colchide et la Petite-Arménie ; qui emporte en 107 av. J.-C. le Bosphore cimmérien et en 94 av. J.-C. la Paphlagonie.
La guerre contre Jugurtha, le péril cimbre, la guerre sociale enfin avait détourné Rome des affaires d’Orient, mais l’heure fatale de la confrontation allait sonner. Il allait être pendant quarante années l’impitoyable ennemi de Rome. Ecoutons Théodore Reinach en faire le champion de l’Asie contre Rome, tyrannique champion de l’Europe .
« Le vieil antagonisme…chanté par les aèdes homériques et par Hérodote, à demi assoupi depuis Alexandre et l’éclectisme de ses successeurs, se réveilla brusquement au choc des deux races conquérantes venues, l’un des rivages de l’Italie, l’autre du fond des déserts du Khorassan, pour se rencontrer aux bords de l’Euphrate » 10
Dans cette lutte, Rome l’emporta. Les légions, pour quatre siècles encore, camperont sur l’Euphrate et garderont à distance les empires orientaux. Car « ce que Rome prenait, elle n’avait pas coutume de le rendre ». Mais la lutte fut terrible. Mithridate s’y rencontre avec les plus farouches chefs romains. Avec Marius d’abord, et Théodore Reinach nous invite à ce terrible entretien : « …le vainqueur de Jugurtha et des Cimbres, quels que fussent ses vices, tenait plus à l’honneur qu’à l’argent, et son cœur de soldat saignait au spectacle des avanies que Rome endurait depuis cinq années en Orient. »Tâche d’être plus fort que les Romains, répondit-il à Mithridate, ou obéis en silence à leurs ordres » 11; Sylla enfin, qui avait « vaincu les Arméniens et humilié les Parthes, éclipsé Marius et conquis le consulat à la pointe de son épée. Au physique, un homme du Nord : les cheveux d’un blond doré, les yeux bleus et perçants, le teint blanc. Une intelligence lucide, pratique, une volonté de fer un talent militaire de premier ordre. »12
Parmi les innombrables batailles voyons le farouche tableau de la prise d’Athènes par les légions de Sylla, et comment Théodore Reinach restitue à l’Histoire les couleurs de la vie, dans un style où le savant énonce, et dans lequel la précision du détail donne toute la force.
« Le 1er mars 86, à minuit, l’armée romaine fit son entrée dans Athènes, au bruit strident des cors et des trompettes que dominait la clameur d’une soldatesque furieuse. Un héraut devançait l’armée, proclamant l’ordre féroce de ne faire aucun quartier. Nulle résistance ne fut opposée.Les Romains se frayèrent un chemin l’épée à la main à travers les ruelles étroites de la vieille ville, tuant tout, hommes, femmes, enfants. Un fleuve de sang roula par le Boulevard de l’Agora au Dipyle, remplissant le Céramique et débordant dans le faubourg…peu s’en fallût que l’incendie ne complétât l’oeuvre du pillage et ne fit d’Athènes, comme de Carthage et de Corinthe, un monceau de ruines ».13
Rome ne finit ses guerres que par l’extermination de l’ennemi. Et tandis que la tragédie va trouver un dénouement atroce, rappelons à notre mémoire l’avertissement terrible de Bajazet à Roxane
« Songez-vous…
Que j’ai sur votre vie un empire suprême
Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ».
Car, plus que ses fabuleux trésors –le seul inventaire de son garde-meuble prit trente jours- Mithridate songe et « frémit à l’idée de voir tomber vivantes dans les mains du conquérant étranger ses femmes et ses sœurs, tout son sang et tout son amour.
Mithridate, vaincu, ne pouvant être aimé, cessa d’aimer et cet aveu était une sentence de mort
« L’eunuque Bacchides fut chargé d’empêcher ce déshonneur suprême. Le sinistre messager arriva à Pharnacie, porteur de l’ordre de mort qui ne laissait aux victimes que le choix du supplice ».14
On n’épargne ni les mères des épouses ni leurs servantes. Celles que le poison n’a pu tuer, sont, agonisantes, étouffées par les serviteurs ; l’une qui échoue à se pendre finit égorgée par le bourreau. Les plus belles fleurs de l’Ionie, des îles parfumées de l’Égée et des profondes forêts du Pont gisent dans un malodorant lac de sang.
Après Marius, après Sylla et Lucullus, c’est à Pompée, en 63 av. J.-C., au terme de trois guerres, de cent batailles et de sièges sans nombre qu’il revint de l’emporter enfin, dans un assaut final où l’on vit Mithridate, à soixante-cinq ans « conduire lui-même ses escadrons à la charge» et, vaincu, trouver une mort digne de Sardanapale : il se donne un poison qui est impuissant à le tuer et commande alors à son esclave gaulois de tirer son épée et de l’achever.
Le drame s’achève dans les longues acclamations de l’armée romaine, tandis que dans l’Urbs, le consul Cicéron décrète dix jours de prières, de fêtes et de sacrifices. Mais ces quarante années de guerre, en donnant à Rome l’imperium à l’Orient, changèrent son destin et la firent marcher inéluctablement vers la monarchie militaire. Rome avait vaincu, mais la République était morte.
Mélancoliquement, Théodore Reinach termine l’histoire dans une vision de Crépuscule des Dieux: « Et par les nuits laiteuses d’Orient, quand la lune monte dans le ciel, blanchissant la surface calme des deux golfes et projetant sur la plaine endormie les ombres fantastiques des tours en ruine, on entend au loin le cri des chacals et des hyènes qui rôdent sur la glèbe désolée où s’éleva le palais de Mithridate Eupator. »15
Il faut nous ainsi prendre congé de Mithridate, et pour cela il faut brusquement changer de décor : qu’un palais effondré cède la place à une maison enchantée, une lande désolée à un rivage solaire ! car comment prendre congé de Théodore Reinach sans évoquer Kerylos ? 16
Kerylos
Le grand œuvre de Théodore Reinach, ce fut en effet l’édification de sa maison de Beaulieu, sur le rivage de la Méditerranée, dont il conçut les plans et jusqu’aux plus modestes détails : il ne voulut jamais entendre aux raisonnables qui déploraient les huit millions de franc-or qu’il fallut y engloutir ; il la baptisa Kerylos, du nom grec de l’hirondelle de mer qui aime à habiter ces espaces bleutés.
De nombreux ouvrages ont fait connaître au public, qui peut la visiter, car il faut la visiter, cette demeure magnifique où il voulut, en parfait helléniste, méditer les leçons de la Grèce au milieu des siens.
Kerylos est la postface indispensable des livres de Théodore Reinach et l’épilogue d’une vie . Là peut-être, « L’hirondelle de mer, habitante des nuées, a son nid au fond d’un souterrain, dans la chaleur de la terre »17. Là peut-être, l’âme de Théodore Reinach s’y est-elle réfugiée.
1 Michel Stève Théodore Reinach (2014) p.3 Cette biographie pleine de qualités, représente mieux qu’une « ébauche » : on pardonnera à ce jugement sévère de M.Goetz, auteur d’un roman magnifique, Villa Kérylos (2017), dans lequel Théodore est dépeint avec sympathie et son caractère, son environnement et son oeuvre exactement documentés et retracés.
2. Léon Daudet, sans surprise, cibla la fratrie avec persévérance et cruauté. Mais Marcel Proust lui-même, qui fit pourtant de l’oncle de Théodore, Charles Ephrussi, l’un des modèles de Charles Swan, et de Joseph Reinach le modèle du docteur Brichot, se laissa aller à une vilaine attaque, dépeignant Joseph sous les traits « d’un singe qui savait fumer, dîner, et payer la note ».
3. La représentation en matière de succession féminine dans les droits égyptien, grec et romain (1893) ; La République d’Athènes, traduction (1891)
4. Une nécropole royale à Sidon (1892-1896)
5. Les monnaies juives (1887) ; Essai sur la numismatique des rois de Cappadoce (1887) ; Essai sur la numismatique des rois du Pont (1888) ; Trois royaumes de l’Asie mineure : Cappadoce, Bythinie, Pont. (1888) ;
6. Il est juste de citer WA Mozart qui signa un opéra homonyme : Mitridate, re di Ponto. Th.Reinach, pianiste et éminent musicologue n’a pu en ignorer l’existence.
7. Paru à la Librairie Firmin-Didot, l’ouvrage est dédié à sa femme : Memoriae Vxoris Dilectae Sacrum. Il est disponible en version numérique sous gallica.bnf.
8. Ciceron, Pro Murena
9. Mithr., p.277
10. Mithr., p.XI
11. Mithr., p.99
12. Mithr., p.151
13. Mithr., p.165
14. Mithr., p.341
15. Mithr., p.413
16. La bibliographie sur la villa Kerylos est heureusement abondante, et le lecteur intéressé saura parmi les actes savants, les romans et autres albums, découvrir avec fruit l’histoire de cette magnifique demeure. Nous devons cependant faire une recommandation particulière du livre de M.Steve, précedemment cité, qui a su rendre toute sa part à l’architecte Emmanuel Pontremoli dans la conception de Kerylos, comme dans sa réalisation.
17.Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, p.28
4 Commentaires
CéCédille
05/04/2018 à 08:55
Excellente chronique, merci !
Pour avoir une idée de la villa Kerylos, ce reportage vidéo récent (25/03/2018) sur France Info : https://www.francetvinfo.fr/sciences/histoire/decouverte-la-villa-kerylos-entre-deux-epoques_2673740.html
AxoDom
06/04/2018 à 00:04
Et merci à CéCédille pour le lien vers le reportage vidéo et ce moment de rêve antique.
AxoDom
05/04/2018 à 23:55
Bel article, écrit à l'ancienne, hélas - in cauda venenum - terni par une légère faute de syntaxe : ce disgracieux car inutile "y" dans "Là peut-être, l’âme de Théodore Reinach s’y est-elle réfugiée."
Antoine Cardinale
27/04/2018 à 13:35
AxoDom, merci, mais pour un "i" à la grecque
J'ai trouvé le reproche un peu sec
Il faut plus qu'une piqûre caudale
Pour faire rougir un Cardinale