À l’âge de 22 ans, Stig Dagerman a déjà atteint le sommet. Journaliste, romancier, dramaturge et critique littéraire, l’enthousiasme artistique de ce « Rimbaud du nord », né en 1923, à Älvkarleby, en Suède, n’a malheureusement pas duré longtemps. Le 3 novembre 1954, la Suède est sous le choc, bouleversée : Stig Dagerman, alors qu’il n’est qu’aux débuts de sa gloire, a mis fin à ses jours. Texte par Karim El Haddady
Dans l’un de ses textes majeurs, Le condamné à mort (1946), son personnage principal fait allusion à « l’Afrique », notamment à « Casablanca ». Dans cette sombre pièce de théâtre, il y affirmait que quand il décidait d’y aller — car il aimait voyager — il était « trop tard » pour lui. Pour notre romancier, journaliste, dramaturge, poète, cinéaste et anarcho-syndicaliste suédois, il a toujours été « trop tard ».
Désenchanté, engagé, profondément « brûlé » par les dilemmes d’une vie infernale, d’un monde chaotique aux yeux d’un amoureux fou, d’un humaniste, d’un artiste dont la rigueur intellectuelle est souvent associée, par et les critiques et les traducteurs, à celle d’Albert Camus. « Kafka et Camus auraient sans doute salué en Dagerman un esprit frère s'ils avaient pu connaître son œuvre », atteste Philippe Bouquet dans sa belle préface d’Automne Allemand et d’ajouter, « en 1972 J-M.G Le Clézio pouvait encore nous dire à quel point il avait été fasciné par la lecture du Serpent » (1er roman de S. Dagerman, et de La dictature du chagrin qu’il lisait au moment où l’appel du comité du Prix Nobel de littérature (2008), l'a fait sursauter, ndlr).
Stig Dagerman est né à Älvkarleby, en Suède, le 5 octobre 1923. Abandonné par sa mère peu de jours après sa naissance dans le froid nordique. Pris en charge par ses grands-parents. Dagerman avait souffert d’une double « brûlure », regrette Philippe Bouquet. Brûlé par une absence non justifiée de sa mère d’une part, et par la déception qu’il a subie suite à l’échec de ses rêves politiques « utopiques ». Ceux d’un anarcho-syndicalisme en deuil.
Ce politicien de « l’impossible » - pour reprendre le titre de l’un de ses essais - avait ensuite confronté, à bras le corps sa solitude et sa pauvreté, et a gagné le pari. « Rarement homme aura autant, aussi courageusement et lucidement, vécu sa peur et sa mort que Stig Dagerman », témoigne Philippe Bouquet. Peu de gens peuvent le faire, parce qu’il n’avait besoin que de moins de cinq ans (1945-1949), pour s’imposer dans le monde littéraire et journalistique.
Auteur prolifique, fin observateur, et grand solidaire, Dagerman est allé en Allemagne au lendemain de la seconde guerre mondiale pour y réaliser des reportages : Automne Allemand (1947). Son premier succès de librairie. Il y décrit objectivement les ruines d’une Allemagne en deuil, celle de l’immédiat après-guerre. Il est ensuite allé en France pour reprendre son expérience automnale. Mais Printemps français a dû céder la place à un tableau qui n’est pas moins sombre : l’Enfant brûlé (1948). Le roman « psychologique » qui a fait connaitre ce « Rimbaud du nord » en France.
Dagerman doit beaucoup à la France. Philippe Bouquet, son fameux traducteur qui a rendu l’âme le 8 mars 2023, affirmait que c’est grâce au succès de ses traductions de l’œuvre de Dagerman que celui-ci est réapparu en Suède. « En effet, dit Farmaz Hussein, alors écrivain et traducteur syrien basé à Stockholm, l’œuvre de Dagerman n’a gagné de l’intérêt qu’après avoir été traduite vers le français dans les années cinquante ». Et d’ajouter « ça pourrait sembler bizarre, mais Dagerman est beaucoup plus connu à Paris qu’en Suède. »
Georges Périlleux, lui, a réalisé une excellente étude de son œuvre, en mettant en question les rapports de l’œuvre dagermanienne avec l’existentialisme français, notamment d’Albert Camus – adulé par Stig - et de Sartre, et l’existentialisme danois, incarné par Kierkegaard. Sans oublier Kafka. Celui qui, selon Philippe Bouquet, a été « introduit en Suède » par Dagerman lui-même. Ce dernier fut également critique littéraire chez une célèbre revue d’avant-garde suédoise des années 40, 40-tal.
De nos jours, eu égard aux instabilités politiques que connaît le monde, l’œuvre de Dagerman suscite un intérêt particulier. Traduite vers l’italien, l’espagnol, le coréen, l’anglais, l’hébreu, « l’arabe »… « Dagerman est toujours vivant », rappelle Fatou Diome, femme de Lettres sénégalaise, dans une interview accordée à Radio France, le 16 juillet 2020.
Pour sa part, Bengt Söderhäll, poète et président de la société Les Amis de Stig Dagerman, basée à Älvkarleby, écrit sur « upplitt magazine » : « Nous, qui avons travaillé avec la Stig Dagerman Society pendant plus de 30 ans et le prix Stig Dagerman pendant près de 30 ans, recevons souvent des questions sur la façon dont Dagerman continue d'être lu, parlé et souvent cité ».
Contactée par nos soins, Lo Dagerman, sa fille, alors âgée de 72 ans, nous lance : « Dagerman est toujours jeune et parlera aux jeunes ». Les efforts de cette femme vivant aux Etats-Unis ont pour objectif de réhabiliter et de faire connaitre l’œuvre de son père qui a mis fin à ses jours quand elle n’avait que trois ans. Car le 03 novembre 1954, en pleine jeunesse, Stig Dagerman a mis fin à sa prestigieuse vie, pleine de succès, et de chaos aussi.
« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », écrivait Dagerman en 1952. En effet, c’est le titre d’un essai philosophique qui est à la fois, une explication des raisons de son silence, car il avait cessé d’écrire à partir de 1949, et la preuve d’un esprit frère de Camus et de Kafka. Ce texte est plein d’angoisse, de peur, d’inquiétude, d’une quête aveugle de la vérité et, surtout, d’une consolation jamais satisfaite. « Dagerman a vécu dans un monde plein de solitude, de la peur, de l’angoisse, de la perte et de la mort », affirme Farmaz Hussein.
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Or, ce même texte, rappelle Claude Le Manchec, n’est pas la dernière trace de Dagerman. Ce critique littéraire français sexagénaire et auteur de Stig Dagerman la liberté pressentie de tous, appelle à une relecture d’Automne Allemand et d’un roman inachevé : Dieu rend visite à Newton, et de voir Notre besoin de consolation, « non seulement comme l’écrit d’un homme tourmenté mais aussi comme celui d’un anarcho-syndicaliste qui a les yeux grands ouverts sur le monde qui l’entoure », conclut-il.
Crédit image : Auteur inconnu, Domaine public
Paru le 30/06/2008
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281 pages
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