ENQUÊTE – Quebecor, géant des télécommunications au Canada, engagé dans la course pour le rachat d’Editis. La nouvelle coupait le souffle à nombre d’acteurs du livre au Québec. Mais une fois l’émotion passée, un commentaire au goût de café revient : what else ?
Le 09/02/2023 à 10:53 par Nicolas Gary
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09/02/2023 à 10:53
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Les signaux envoyés semblent contradictoires : revendre la chaîne de produits culturels Archambault, en mai 2015 (acquise en 1995) et huit ans plus tard, convoiter le groupe éditorial français. Mais à la réflexion, nous précise une libraire de Montréal, « cet intérêt n’a rien de si surprenant ».
Québecor, spécialiste des acquisitions, entreprise caméléon, a passé son Grand oral devant Vivendi avec « un professionnalisme à même de séduire le vendeur. Là où Mondadori semblait plus en recherche d’informations sur le marché français, les Québécois avaient de véritables arguments », assure un observateur.
La société, que dirige aujourd’hui Pierre-Karl Péladeau, possède déjà quelques maisons d’édition : « C’est celui que l’on n’attendait pas, mais à y regarder de près, c’est le plus censé des aspirants », souligne un éditeur montréalais.
Une consœur ajoute : « Il est audacieux. Et ambitieux. Et c’est un nationaliste convaincu. » Un compliment, dans la Belle Province : député du Parti québécois en avril 2014, il connut une brève carrière politique, achevée en mai 2016, sans égratigner ses convictions.
« Convoiter Editis ne se résume pas à gonfler un portefeuille : tout politicien sait l'importance du soft power. Pour un entrepreneur, le livre incarne un précieux outil. » N’oublions pas que le Parti québécois portait dès sa création un message indépendantiste, revendiquant par conséquent la souveraineté de la Province.
De même, voilà l’idée bruissa un temps que Québecor se départirait de ses maisons, comme il le fit avec ses imprimeries après la faillite de 2008. « Pour Péladeau, il en était hors de question : il les conserve comme un joyau, parce que c'est le livre québécois, donc le reflet d'une identité. »
« La culture du possible », un engagement au cœur des activités de Québecor
– slogan revendiqué par le PDG (en photo)
Elle conclut : « La bataille des industries culturelles est pétrie de nationalisme : les joueurs québécois luttent pour exister face aux groupes du Canada anglophone. À cela s'ajoute l'influence des États-Unis. Avec Editis, Péladeau renforcerait solidement et durablement sa position. »
Énorme structure, qui fait fortune à travers Vidéotron, sa filiale de télécommunication, Québecor a les épaules solides et une situation financière loin d’être mauvaise. « D'un côté, une quinzaine de marques éditoriales chez Québecor, contre 53 chez Editis : voilà un volume colossal à intégrer », observe un éditeur. « À moins qu’il ne s’agisse d’une démarche pour attirer l’attention, valoriser son entité et nouer des partenariats. »
De fait, si le dirigeant dispose des ressources — encore que le périmètre de cette emplette reste indéfini —, comment amortir un tel investissement ? « Au fil des propriétaires, le “citron” Editis a été pressé de nombreuses fois : quelle rentabilité à l'avenir pour rembourser cette coquetterie ? », poursuit-il. « Sa vache à lait, c’est Vidéotron, donc internet : y'a-t-il des développements et synergies avec Editis de ce côté ? » A contrario, Hachette Livre s'est déployé dans les jeux vidéo sur mobile.
Un connaisseur de ces transactions nuance : « Si Péladeau rachetait les 30 % que représentent les actions du groupe Bolloré, il sera capable de réduire la valorisation de manière significative. Les Québécois ne sont pas des Latins, pour ce qui touche au business : ils ont la culture des affaires des Nord-Américains. »
De fait, les quelque 200 millions € de dettes accumulés ne relèvent pas de la gestion de Vivendi, mais des frais pour alimenter l’outil de distribution. « Une partie serait préemptée par l’endettement historique, en somme. »
D’autres soulignent que Québecor a ouvert une chaîne de sport, voilà plusieurs années, soutenues par de lourdes dépenses pour les droits de diffusion. « Depuis le début, c’est déficitaire, mais elle est conservée, pour ce qu’elle représente, en image », note un observateur.
« Et, du reste, face aux autres candidats, Québecor demeure le seul prétendant avec une expérience globale, dans l’édition, la diffusion-distribution et l’économie du livre. » Ce qui ne doit pas exclure ipso facto Reworld, mais tout de même. « Kretinsky a les moyens financiers, mais ignore tout du secteur. » Courbit ? « Hmm... »
Ce volet de diffusion-distribution entraîne d’ailleurs une cascade de réflexions pour les joueurs québécois. En 2018, Hachette Livre signait un accord pour que les Messageries ADP (filiale de Québecor) distribuent les ouvrages de Hachette Canada. Il serait compliqué de distribuer les titres de son concurrent, d’autant qu’Interforum s’est doté d’une structure dédiée sur le territoire, active depuis janvier 2019.
« La concentration que vit depuis quelques années l’édition francophone (et plus généralement mondiale) se resserre de plus en plus », note une observatrice. Le tout sur un territoire convoité et stratégie pour les groupes français : les sommes le démontrent. « Tant les filiales éditoriales que les structures de diffusion attestent d’une forme de contrôle sur un marché géographiquement éloigné. Le tout appuyé par une sérieuse force commerciale. »
« Immanquablement, cela rebattra les cartes et les rapports de force », note un professionnel. Et quand au Québec on parle de rapports de force, revient le propriétaire des librairies Renaud Bray (qui avait racheté les enseignes Archambault, par ailleurs), Blaise Renaud.
Et dans son escarcelle, se trouve également le diffuseur Prologue, acquis en septembre 2017. Une structure en cours de développement, puisqu’en janvier 2022, était dévoilée la construction d’un nouvel entrepôt de 35.000 m2. Un espace « situé à un jet de pierre » des actuels locaux, dont la « mise en opération du nouveau centre de distribution marquera le milieu du livre au Québec pour les années à venir », note le président Blaise Renaud. De quoi tripler la superficie actuelle — sans que l’on sache vraiment avec quels produits.
« Il était question que Seuil signe avec Prologue pour la distribution, mais rien n’est encore fait. De même, le passage de Hachette chez Prologue n’a jamais eu lieu en dépit des multiples échanges », note un éditeur. « Cet entrepôt logistique représente un montant colossal : tout le monde ici redoutait que les groupes français ne signent avec lui. »
Or, en matière de concentration, Québecor et Renaud-Bray s’imposent au milieu des structures françaises. « Les deux en ont commun le fait de détenir au moins un gros distributeur québécois quand l’un se concentre sur les médias plus généralement et l’édition et quant à l’autre sur les points de vente », pointe une analyste.
« Ils ont en commun une intelligence d’affaires et un plan résolument tourné davantage vers le marché français depuis quelques années. » Au point d’y investir à leur tour — la librairie Chapitre de Nice appartient en effet à Renaud-Bray depuis février 2014. Sans commune mesure avec Editis, certes, mais néanmoins.
Québecor, rachetant Editis, donc Interforum, contrecarrerait les plans de Blaise Renaud ? « Cela mettrait Prologue dans le trouble, assurément. Mais à tout poison, son contrepoison : Hachette Canada aurait l’opportunité de quitter Messageries ADP et Inteforum Socadis. Et quitte à avoir un très grand espace logistique, autant y mettre d’autre chose que des livres — jouets, produits culturels, ménagers, etc. ? »
Car, en parallèle, disposer d'une « diffusion et distribution en France deviendrait effet un argument-massue pour Québecor afin de recruter d'importants éditeurs québécois chez ADP – et ainsi les proposer en France. » On assisterait alors à une bascule détricotant ce qui avait résulté des changements majeurs survenus en 2019.
Côté France, Québecor répondrait également aux préoccupations des autorités européennes. « Bruxelles veut l’assurance que sur les 5 ou 10 prochaines années, l’actionnaire aura les moyens de préserver un réseau de distribution sur le territoire », note un financier. « De sorte qu’une alternative persiste pour les petits et moyens éditeurs — les éditeurs dits partenaires. Et qu’ils ne soient pas contraints de rejoindre Madrigall, Média Participations… ou Hachette Livre pour leur diffusion-distribution. »
« Reste qu’un grand regroupement inquiète toujours, et n’est pas bon en soi », soupire une éditrice. Ajoutant, non sans malice : « Avoir les finances c’est une chose. Or, Québecor n’est pas connu pour être le champion des Ressources humaines, avec un mode de gestion très nord-américain. »
À LIRE: Vivendi tente de rassurer les salariés d'Editis
En cas de restructuration, comment appréhender le droit social français, nettement plus protecteur ? « Qu’adviendra-t-il, quand les quelque 2500 salariés seront intégrés, pour les services supports et les postes sur lesquels on réalise toujours des économies d’échelle au sein d’un groupe ? »
En revanche, pour les auteurs, la situation se présenterait sous les meilleurs auspices : « Pour les Français, Québecor dispose d’un ensemble de médias, journaux, chaînes de télévision. La promotion prendrait une autre tournure — pas nécessairement pour les best-sellers, mais pour les écrivains dont la notoriété est à constituer », analyse un journaliste.
« Pour les auteurs québécois, l’avantage serait considérable également : cette ouverture sur le territoire français offrirait des opportunités de commercialisation inédites sur le marché hexagonal. »
Sans omettre que l’industrie vit actuellement des négociations épineuses, suite à l’adoption de la loi sur le statut de l’artiste, adoptée en juin 2022. « Si la législation ne s’applique pas en dehors du territoire, nombre de reproches formulés par l’association des écrivains se fondent sur les fonctionnements et contrats de Québecor », glisse une interlocutrice. Raison pour laquelle le groupe a d'ailleurs quitté l'Association nationale des éditeurs de livres, afin de négocier en direct des modalités avec les auteurs.
Peu de risques, en revanche, que les librairies québécoises soient inondées de titres français. « Une véritable solidarité à l’égard de la production locale — tant à l’égard des auteurs que des éditeurs — s’observe depuis plusieurs années. En outre, les points de vente ont l’obligation de maintenir un certain pourcentage de titres québécois dans leur commerce. Cela garantit une présence, autant qu’une diversité », assure un responsable de relation librairies.
Cependant, la saturation sur le marché de la Belle Province commence à se manifester. « S’y ajoute la croissance quais incontrôlable des coûts d’impression pour les éditeurs, contraints d’augmenter le prix de vente de leurs livres. »
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Par ailleurs, Québecor n’aurait aucun intérêt à jouer sur le montant de la tabelle — le différentiel entre un ouvrage québécois et un titre importé de France va de 10 à 15 $ (7 à 10,50 €). « L’érosion de l’édition dans le Canada anglophone contraste avec le marché québécois et le nombre d’éditeurs. Pour l’instant, tout se passe bien. Avec Editis dans la game, dira-t-on : “Rien ne va plus ?”. »
Sollicité pour apporter des éclairages, le groupe nous remercie « de l’intérêt que vous portez à Québecor, mais nous n’émettrons aucun commentaire sur le processus de disposition mené par Vivendi des actifs détenus dans Éditis ».
Crédits photo : siège social de Québecor © Québecor
1 Commentaire
Arnaud de Puits-sans-fond
09/02/2023 à 20:37
Quebecor, le moins pire des candidats ! Editis, usque non descendat ?