Fin des années 1880, quelque part dans les Pyrénées, au fond d’une vallée sauvage de la Catalogne espagnole, à deux pas de la frontière avec la France, Ric-Ric a trouvé une sorte de répit aux tracasseries et aux poursuites policières de Barcelone où, entre deux larcins, il se faisait l’apôtre d’une révolution anarchiste à l’issue de laquelle les riches auraient disparu, l’autorité et la hiérarchie aussi et tout serait à tout le monde dans une société égalitaire magnifique…
Mais, pour l’instant, il n’a pas beaucoup plus de succès avec Cassian, le propriétaire de l’ostal où il a atterri, qu’avec les contrebandiers, grands amateurs de vincaud (vin chaud) auxquels Cassian fournit un gîte d’étape lors de leurs périples à l’écart des Gardes Civils ou des gendarmes français.
Contrebandiers qui voient d’un très mauvais œil cet hurluberlu qui pourrait très bien être un mouchard. Mais Cassian, qui voit bien l’intérêt (et l’innocuité) de Ric-Ric pour ses affaires, s’interpose, l’installe gratuitement dans une grotte humide et le charge des pires corvées liées à l’entretien de l’ostal et de ses visiteurs.
Peu avant l’arrivée de l’hiver, qui sonne la fermeture périodique des activités montagnardes pour cause d’enneigement insurmontable des voies de trafic et donc de l’ostal de Cassain, Ric-Ric fait, par hasard, la connaissance des habitants d’un autre ostal jusqu’alors ignoré de lui où logent un vieil homme, un enfant et une femme avec des bras blancs : Maïlis. Ce qui l’incite à venir, de temps en temps, leur rendre visite…
La veille du départ saisonnier des habitants de toutes ces maisons perdues, Maïlis réussit à se faire inviter par Ric-Ric pour prendre le petit déjeuner avec lui. L’euphorie dans laquelle cette perspective met Ric-Ric (et le vincaud) manque de lui faire oublier cette invitation et c’est en quittant Cassain pour rejoindre sa grotte qu’elle lui revient en mémoire.
En chemin, il avise des champignons énormes qui feront un plat tout à fait acceptable et se met alors en tête de découper une belle part dans l’un d’entre eux.
Dès le premier coup de couteau, « une sorte de son guttural, un mugissement » se fait entendre : le champignon bouge et une force invisible l’extrait du sol. N’écoutant que son courage, Ric-Ric s’enfuit vers sa grotte, bientôt poursuivi par le monstre toujours vociférant. À l’entrée de son logis, il trébuche, fonce tête la première contre le mur de la grotte et s’affale brutalement au sol, inerte.
Le lendemain, à son réveil, le monstre est encore dans la grotte : un colosse végétal avec une tête immense, un corps énorme muni d’innombrables bras, doigts et jambes. Un tête-à-tête effrayant qui lui fait oublier le rendez-vous donné à Maïlis auquel il arrive, bien sûr, trop tard.
Et c’est ainsi que Ric-Ric passe tout un hiver en compagne du monstre, dans la grotte où il découvre que son coup de couteau a crevé l’un des deux yeux de celui qu’il finit par appeler le « Borgne ».
Les prémisses du printemps lui donnant enfin l’occasion de sortir, Ric-Ric en profite pour faire une grosse commission, hors de la grotte. Instant intime et délicieux dont un ours profite pour l’attaquer ! Poussant des hurlements, il s’enfuit à toute vitesse tout en visualisant du coin de l’œil la masse énorme du « Borgne » fondre sur l’ours et le terrasser ! À la grande surprise de Ric-Ric qui voit tout de suite là un moyen de faire avancer l’Idéal anarchique.
Mais une armée ne peut être constituée d’un seul soldat, fut-il fantastique. Alors Ric-Ric, par delà les brumes alcoolisées de son cerveau, se met en route pour « réveiller » les trois autres champignons qu’il avait vu auprès du « Borgne » quand il avait voulu découper un morceau de celui-ci pour son déjeuner raté avec Maïlis : le début de l’accession au Pouvoir !
À partir de là, les choses ne pouvaient que partir en vrille ! Et c’est certainement avec beaucoup de bonheur qu’Albert Sánchez Piñol a dû s’enfoncer dans cette histoire fantastique et fantasque avec ces intra-terrestres qui viennent peupler son récit.
Entre les gorgées de vincaud que s’enfile joyeusement Ric-Ric et qui mettent en brèche ses discours anarchiques sans pour autant le détacher totalement de la matérialité exquise des bras blancs de Maïlis, et les comportements étonnants de son armée bien particulière qui va voir gonfler son effectif au fil des pages, c’est sûr que l’auteur a laissé totalement la bride à son imagination.
Sans toutefois se départir de quelques réflexions particulièrement acerbes sur le Pouvoir, sa recherche et son usage immodéré autant que sur l’Idéal anarchiste. Un Idéal auquel Ric-Ric ne manque pas de faire des accrocs sévères. Tant théoriquement que, surtout, pratiquement.
Cette recherche du Pouvoir est le fil rouge de tous les personnages principaux du livre : que ce soit Ric-Ric qui, au départ, le niait, Cassian qui, de toute l’éternité de son arbre généalogique ne faisait que le chercher, le père de Maïlis qui ne savait vivre sans lui ou encore tous ces militaires qui ne vivaient que par lui. Seule Maïlis semble y avoir échappé et, peut-être, les Fungus qui ne connaissent qu’une vie collective matérialisée par des dispersions de spores comme autant d’échanges muets, mais oh combien efficaces.
Ce Pouvoir est tellement désirable (« il vaut mieux être le premier dans un village gaulois que le deuxième à Rome », aurait dit César), mais tout autant fragile. Comme Ric-Ric en fera l’amer constat quand il prendra enfin conscience, entre deux soûleries, que les Fungus finissent par n’obéir qu’aux ordres qui leur conviennent, le ramenant à un rôle de marionnette, de pantin risible dont l’étoile pâlit au fil des pages.
Ce Pouvoir sournois qui s’attaque aussi aux fondements de l’Idéal Anarchiste, faisant choir toutes les grandes idées dans la fosse commune des désirs personnels qui, de l’occasion, font le larron.
Ce Pouvoir qui s’avère bêtement incapable de fabriquer de l’amour en retour dans l’esprit de l’objet de cet amour quand il n’y consent pas ou plus.
Ce Pouvoir qui broie tout sur son passage et notamment tous ceux qu’il a embobinés jusqu’à leur perte comme toutes les guerres en sont la tragique traduction : toujours recommencées, jamais remises en cause ! Et pour quel résultat ? Et là, je crois qu’il me faut vous prévenir : mis à part les livres d’Histoire, peu nombreux doivent être les ouvrages qui atteignent pareil taux de mortalité moyen par page que celui d’Albert Sánchez Piñol !
Mais il ne s’agit que de nous divertir un peu, sans oublier de nous faire aussi réfléchir.
Paru le 03/03/2021
366 pages
Actes Sud Editions
23,80 €
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