Sûr que, avec son évident talent sur les terrains de basket, Sue Baxter ne pouvait qu’attirer l’attention : son gabarit, sa vivacité, son sens du jeu avaient rapidement enthousiasmé son entraîneur et se coéquipières. Mais c’est un tout autre personnage qui, depuis les gradins, ne manquait aucune de ses prestations, ne la quittait pas des yeux.
Jusqu’à l’inviter, un jour, à venir voir une séance d’entraînement sur un terrain d’athlétisme sur lequel elle fit ses premières armes sur le saut en longueur où sa gestuelle en l’air était plus que prometteuse ! Mais l’homme avait autre chose en tête ! Alors qu’elle passait devant son bureau à la sortie des vestiaires, il lui proposa de visionner une séquence qu’elle n’eut aucune peine à reconnaître : « Dick Fosbury, Jeux de Mexico, […], 1968, plus de dix ans » auparavant !
Quelques mots bien sentis suffirent pour la convaincre et ce furent ses premiers pas prometteurs dans le saut en hauteur où sa vivacité fit très rapidement merveille. Au bout de quelques mois de pratique seulement, la voilà en train de tutoyer les étoiles, de faire trembler les barres, de monter sur les plus hautes marches des podiums lors des championnats nationaux et de s’ouvrir la perspective d’aller se frotter aux plus grandes pointures internationales lors des Jeux olympiques de Moscou qui se profilent pour l’année suivante !
Las ! Malgré les assurances du Gouverneur local qui lui promettait tout l’état de l’Arizona derrière elle, les États-Unis n’iront pas à Moscou et c’est de loin qu’elle verra, à la télévision, la championne soviétique, Tatiana Alymkul, remporter le concours.
Le poids de la politique ! Le résultat de l’orgueil démesuré des dirigeants des pays !
Des années plus tard, Sue a dérapé sur les pavés glissants de la vie et malmène sa grande carcasse dans son mobile-home aussi désenchanté que ses journées. Et pourtant, le facteur qui lui dépose un courrier venu de l’autre bout du monde est bien convaincu que des admiratrices gardent encore en mémoire les souvenirs de la carrière étincelante de Sue.
Mais ce n’est pas une fan qui lui écrit : c’est son ancienne rivale soviétique qu’elle a affrontée en 1982 aux championnats du monde d’Helsinki ! Un bras de fer titanesque qui les avait opposées dans une compétition où elles avaient toutes les deux poussé la barre toujours plus haut sans jamais pourtant parvenir à se départager.
Informée par un journaliste venu aux fins fonds des montagnes kirghizes (une ancienne république de l’URSS) pour l’interroger sur ses souvenirs, Tatiana avait fait remonter du passé cette opposition avec Sue et, apprenant les difficultés de celle-ci, l’invitait à venir l’y rejoindre, si elle le souhaitait : « Partout, autour, des milliers de chevaux […]. La montagne te voudrait du bien. […] On se promènera, on parlera seulement de ce que tu veux... » !
Le premier réflexe de Sue est de jeter cette lettre. Mais les mots de Tatiana poursuivent leur chemin dans son esprit. Avec obstination ! Jusqu’à voir dans cette invitation une évidence.
Pour une surprise, ce livre est une magnifique surprise.
Je ne connaissais, de Jean Hatzfeld, que ses écrits terribles sur les horreurs du Rwanda. Je ne connaissais pas le journaliste sportif qu’il a été. Son roman m’a tout bonnement scotché.
Son texte est tellement souple, tellement limpide, tellement fluide, tellement empreint du vocabulaire du reportage sportif qu’il donne l’impression d’un compte rendu d’une compétition bien réelle et fait totalement oublier que c’est dans un pur roman que vous allez être embringué(e) (d’un réalisme tel que, assez peu au fait de l’histoire du saut en hauteur ou de l’haltérophilie, j’ai cherché ces héros sur la toile une fois le livre terminé, pour en savoir plus à leur sujet : ne perdez pas de temps à cela ! Même si c’est, par certains côtés, incroyable, vous allez nager, dans ces pages, au royaume de la fiction totale !).
Sue, Tatiana (les sauteuses en hauteur), Randy et Chabdan (les haltérophiles) sont plus vrais que nature. Leurs exploits sont plus réels, plus tangibles qu’une narration de compétition dans un journal sportif ou une émission télévisuelle spécialisée : les entraînements, la pression, les compétitions, la foule… Tout cela est raconté « de l’intérieur » avec des mots d’une précision horlogère et un suspense qui se vit à cent à l’heure au fil de la description dont il fait l’objet.
La compétition annoncée entre les athlètes magnifiques du roman de Jean Hatzfeld va buter sur le boycott, bien réel, des Jeux de Moscou par nombre de pays du bloc de l’Ouest et exacerber les affrontements ultérieurs.
L’auteur nous fait pénétrer dans les coulisses des équipes soviétiques totalement sous l’emprise du KGB avec les pressions exercées sur les individus et leurs familles, les menaces, les sanctions… Tout un univers parallèle où le sport n’est qu’un outil (comme un autre) de propagande (ce qui est également le cas pour le bloc de l’Ouest, sans aucun doute possible, même si elle s’exprime différemment).
Les discussions entre Sue et Tatiana laissent entrevoir la course folle aux produits dopants (d’un côté comme de l’autre du rideau de fer) pour accéder aux performances les plus inouïes, au plus total mépris de la santé des athlètes et des effets (ces bombes à retardement) qu’ils auront sur les organismes, à terme. À long terme... Irrémédiablement !!!
À la sveltesse de ces femmes-lianes, toutes en fluidité, qui échappent, comme par miracle, à la gravité, Jean Hatzfeld oppose la rudesse, la force brute, la puissance phénoménale des haltérophiles qui font voler les quintaux de fonte au-dessus de leurs têtes.
Mais partout le même désir de se surpasser et de surpasser l’autre, toujours la même fierté (même si elle peut rester modeste) dans la victoire, la même joie. Qu’il ne faut pas (surtout pas) exprimer inconsidérément, notamment en agitant un petit drapeau kirghize (petit mais tellement visible) en montant sur la plus haute marche du podium. La sanction est immédiate et toute autre considération est exclue : d’autres talents s’échauffent déjà dans les vestiaires pour faire oublier les idoles déchues !!! …
Quand on repose ce livre, tournée la dernière page, on a été tellement embarqué dans l’histoire racontée qu’on peine à accepter le fait que ce ne soit qu’imagination. C’est beau, bien écrit, précis, efficace, réaliste, dramatique, fabuleux, saisissant, émouvant, prestigieux, horrible, glorieux… Je suis à court d’adjectifs !
Et dire qu’aujourd’hui encore, nous n’avons rien compris et constatons que les boycotts d’autrefois n’auront pas amené dans la tête de tous ces dirigeants mégalomaniaques un peu de sagesse, de pondération, d’empathie, de modération, d’humanité ou de raison ! Même l’amitié magnifique entre Tatiana et Sue ne m’empêche pas de peiner à faire confiance à l’Homme.
Paru le 23/08/2018
205 pages
Editions Gallimard
18,50 €
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