Après sa charge féroce contre le cinéma français qui lui valut le prix Renaudot Essai, Éric Neuhoff revient avec un nouveau roman paru le 3 février, Rentrée littéraire, très influencé par un certain cinéma français des années 70. Un livre aussi naïf que féroce sur un couple d'éditeurs qui s’aime comme dans un rêve. Une œuvre habitée par une tendresse et une nostalgie inscrite dans le quotidien, à la Claude Sautet.
Le 14/02/2022 à 09:29 par Hocine Bouhadjera
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14/02/2022 à 09:29
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Enfin un roman littéraire français : l’intrigue ne raconte rien du livre, tout est dans les phrases qui se suivent. Chaque caillou semé façonne un chemin indéfini. Il y a le style, finalement très original d’Éric Neuhoff, fait de courtes phrases directes qui nous retiennent, et de belles formules qui relèvent de l’esprit français. En deux mots : les arts de la sentence et de l'épigramme. Comme une naïveté qui peut être parfois assez désarmante.
La Dolce Vita
« Le manager était un gros Yougoslave à tatouages en tricot de peau qui avait l’air d’avoir enterré huit cadavres dans son jardin. » « C’était une conquérante. Elle avait toujours été comme ça. Dans son boulot, ça devait être une tueuse. » « Au lit, au début, c’était tellement bien qu’il se serait cru dans un documentaire animalier. » « Son cœur était en pièces détachées... » Eric Neuhoff joue-t-il avec l’ironie ? Il cherche plutôt la simplicité, qui comme l’explique le grand architecte allemand, Mies Van Der Rohe, « est un long chemin », mais surtout à retenir une atmosphère. Et c’est très réussi.
L’auteur aime le romanesque. Le roman ne parle que de vacances, de déjeuners, de soirées, de robes, toujours de Claire, qui montent et se ferment, avant de se défaire ; du passé, des anciennes conquêtes, des enfants, et de l’affection jamais démentie. Eric Neuhoff évoque avec finesse les relations hommes-femmes, et avec nuance les sentiments et les sensations, sans jamais tomber dans le psychologisme. Il érige une séparation nette entre la tendresse de l’intime, la famille, les amis, et le monde extérieur où il n’hésite pas à porter son regard sardonique. Neuhoff à une philosophie de la vie à faire passer, et chaque phrase porte ce dessein global.
« Ils étaient retournés à Lisbonne l’an dernier. La ville avait conservé son charme, cette façon nonchalante de tourner le dos à un continent entier. (...) C’était leur vie. Ils allaient au cinéma. Ils dînaient au restaurant. Les week-ends, ils filaient à la campagne (Perche). » On déjeune beaucoup dans le roman, comme, le comprend-on, dans le monde de l’édition, même indépendante. Merci les notes de frais. Le puriste chez Éric Neuhoff n’est pas un jeûneur, mais à un déjeuner. – « Vous connaissez la différence entre les écrivains morts et les écrivains vivants ? Les morts téléphonent trois fois plus ! »
Sa dénomination, à présent lointaine, quand les jeunes littérateurs s’appelaient Patrick Besson ou Marc Édouard Nabe, de « néo-hussard », fonctionne encore pour ce texte : un éloge de la vie et ses plaisirs à la Paul Morand, un amour de la littérature et plus généralement de l’art quand il est fait avec nécessité et désinvolture, et l’affirmation nette que l’essence précède l’existence. La prose provient directement des années 70 : son cinéma, son esprit. « Au mur était accroché un portrait de Maurice Sachs. »
Eloge de l’éditeur “à l’ancienne”
Les scènes de soirées bourgeoises sont les plus savoureuses. On y reconnaît la cinéphilie de l’auteur. Très visuelle, on suit ses moments avec une caméra qui se braque sur chaque visage, les bouches qui lancent une réplique pleine de séduction ou répondent à une invective, et on se remémore les scènes de Fellini, et plus généralement du cinéma italien. Le charme et la légèreté, juste rehaussés d’un peu de mélancolie et d’amertume. « Un directeur artistique. – Deux mensonges en deux mots. Il vous a draguée ? » « Encore une de ces femmes qui se croyaient irrésistibles. Avec le temps, elles auraient dû baisser leurs tarifs. »
Le roman est profondément nostalgique, même quand il évoque un bonheur présent, et comme pour son Très cher cinéma français, l’auteur ne cache pas ses griefs contre l’époque. Cette déploration, après le cinéma, atteint ainsi l’édition. Une déploration, ou un éloge de l’éditeur indépendant à l’ancienne en les personnes de Pierre et de Claire. Un couple bourgeois fusionnel malgré les décennies, comme il en existe peu, voire pas.
« Les choses étaient simples. Aux Épées (éditions), on ne lisait pas les manuscrits envoyés par mail. C’était une maison démodée. On n’adressait pas de services de presse aux blogueurs. Il n’y avait pas de compte tweeter. On ignorait les réseaux sociaux. Pas d’édition numérique. Un seul critère : le plaisir. Pas de comité de lecture. Des couvertures noires vernies qu’appréciaient les libraires et que certains concurrents s’étaient empressés d’imiter. Pas de théâtre ni de poésie. Quelques étrangers. L’autofiction était bannie. Aucune BD. Beaucoup de premiers romans. »
Une chronique de l’évolution de l’édition, sur la vie qui passe, la vie littéraire : entre les dîners, les auteurs, les galères d’argent, les soirées et les salons littéraires. Du roman à l’ancienne. On pense beaucoup à l'auteur d'Ouvert la Nuit. Les « morandiens », que l’écrivain et journaliste belge, Robert Poulet définissait, en pensant aux hussards, comme « ceux qui se rattachent le mieux à la tradition française, mieux que d’autres écrivains, parce qu’il font planer sur leur récit une distraction et une ironie légère, même quand ils y mettent de l’émotion. » Grisant.
Paru le 05/01/2022
200 pages
Albin Michel
19,90 €
Paru le 07/10/2020
264 pages
Editions du Rocher
18,90 €
Paru le 24/11/2021
128 pages
LGF/Le Livre de Poche
6,90 €
1 Commentaire
NAUWELAERS
14/02/2022 à 23:15
«L'essence précède l'existence» donc l'exact contraire de «l'existence précède l'essence» sartrien...
De l'anti-existentialisme donc chez Neuhoff ?
J'espère que l'auteur explicite un peu ce point de vue très pessimiste, si du moins bien compris du point de vue philosophique.
Sinon très intéressante critique à propos du nouveau livre d'un excellent essayiste, critique et romancier: un tout-terrain talentueux de l'écriture, ce Neuhoff qui bien heureusement ne fait pas l'unanimité.
Et il a bien raison.
CHRISTIAN NAUWELAERS